Le Consortium pour des livres accessibles et ses implications pour les éditeurs
Par Catherine Jewell, Division des communications, OMPI
Depuis son lancement en juin 2014, le Consortium pour des livres accessibles (ABC) dirigé par l’OMPI s’attache à améliorer l’accès des personnes aveugles ou malvoyantes à des publations. Le but est que les éditeurs du monde entier produisent des œuvres en format accessible “natif”, c’est-à-dire directement utilisables aussi bien par les personnes voyantes que celles ayant des difficultés de lecture des textes imprimés.
Michiel Kolman, vice-président principal chargé des relations avec le secteur de l’information au sein du groupe Elsevier (Pays-Bas) et président de l’Union internationale des éditeurs (UIE), et Hugo Andreas Setzer, PDG de Manual Moderno (Mexique) et vice-président de l’UIE, donnent leur point de vue sur ce que cet aspect des activités de l’ABC implique pour les professionnels de l’édition.
En quoi le Consortium pour des livres accessibles (ABC) est-il si important?
Michiel Kolman : Dans le domaine de l’édition accessible, l’ABC est l’exemple à suivre. Maintenant que le cadre juridique du Traité de Marrakech est en place et que le nombre de pays signataires s’accroît, nous devons centrer nos efforts sur la production de livres dans des formats accessibles et leur mise à disposition à grande échelle. C’est là que l’ABC entre en scène. C’est pourquoi nous avons besoin que le plus grand nombre possible d’éditeurs adhèrent à la Charte de l’édition accessible de l’ABC de manière à multiplier effectivement le nombre et le choix d’œuvres dans des formats accessibles tels que le braille ou les gros caractères.
Hugo Setzer : Mon entreprise, Manual Moderno, vient tout juste d’adhérer à la Charte de l’édition accessible de l’ABC. Nous sommes une maison d’édition mexicaine de taille moyenne dans le domaine médical. Nous pensons que le Traité de Marrakech et l’ABC sont extrêmement importants. Moins de 10% de l’ensemble des publications produites chaque année sont disponibles en format accessible. Pourtant, selon l’Union mondiale des aveugles, on dénombre dans le monde quelque 253 millions de déficients visuels qui ont besoin d’ouvrages dans des formats accessibles. C’est pourquoi il est essentiel que nous, éditeurs, entreprenions de rendre nos publications accessibles. Si des éditeurs ne sont pas prêts à adhérer à la Charte de l’ABC, ils peuvent tout de même soutenir cette initiative en accélérant les demandes d’autorisations aux titulaires du droit d’auteur requises par le Service mondial d’échange de livres de l’ABC et ainsi faciliter l’échange international de livres en format accessible.
Quelles sont les principales préoccupations des éditeurs au sujet de l’ABC?
Michiel Kolman : Bien qu’Elsevier ait été l’un des premiers signataires de l’ABC en 2014 – notre président, Youngsuk Chi, président de l’UIE à l’époque, était convaincu que c’était la bonne décision – je suis conscient que de nombreux éditeurs sont inquiets de l’incidence qu’aura l’édition en format accessible natif sur leurs ventes et leurs revenus. Ces préoccupations sont compréhensibles, mais non fondées. Les ventes ne vont pas dégringoler, car les éditeurs vont convertir des livres en formats accessibles, tels que le format EPUB 3 pour les livres numériques ou HTML pour les revues, pour un nombre défini de clients ayant des difficultés de lecture des textes imprimés.
Hugo Setzer : Je suis du même avis. Les éditeurs ont un rôle important à jouer pour rendre les livres disponibles en format accessible. Leurs inquiétudes naissent en grande partie du fait qu’ils ne comprennent pas encore complètement ce qu’est l’édition accessible. Beaucoup continuent d’associer le Traité de Marrakech à des limitations du droit d’auteur qui ont généralement une incidence négative sur leurs recettes. En l’occurrence, il n’y a aucune preuve que ce soit le cas. Au contraire, le fait de rendre nos publications accessibles pourrait être une source supplémentaire de recettes. Les personnes aveugles ou malvoyantes n’attendent pas des éditeurs qu’ils leur donnent accès gratuitement à des œuvres : elles veulent être en mesure d’acheter des livres, mais dans des formats qui leur conviennent.
Michiel Kolman : Les éditeurs sont aussi inquiets du coût de la transition à l’édition accessible. Je sais qu’Elvesier est un grand groupe, à la pointe en matière d’innovation technologique, mais les maisons d’édition de plus petite taille qui se convertissent au numérique peuvent bénéficier de notre expérience et s’épargner de nombreux désagréments en utilisant les formats déjà testés qui sont désormais disponibles. Ces formats marchent très bien pour tout le monde.
Hugo Setzer : Outre les retombées qu’ils anticipent sur les revenus et les coûts, les éditeurs sont préoccupés par les formats requis et les moyens de répondre aux besoins des clients. Beaucoup craignent, en se tournant vers l’édition accessible, d’être forcés de produire deux versions différentes de la même publication, une pour le marché traditionnel (des voyants) et une pour les personnes ayant des difficultés de lecture des textes imprimés. Ce n’est pourtant pas le cas. Une publication en format accessible natif peut être utilisée par tout un chacun. Elle a simplement une mise en page et un format différents. En signant la Charte de l’ABC, un éditeur montre son intention et son ambition de rendre davantage de livres accessibles au plus grand nombre. Si nous intégrons des normes d’accessibilité dans nos processus d’édition, ce qui est relativement aisé, toutes nos nouvelles publications pourraient être en format accessible natif. C’est ce que nous visons.
Chez Manual Moderno, nous avons dû résoudre divers problèmes techniques en collaboration avec nos partenaires technologiques mais, en adoptant le format EPUB 3 qui constitue la norme en matière d’édition accessible, nous percevons un grand potentiel d’amélioration de l’ergonomie et de la qualité globale de nos livres numériques.
À propos du Consortium pour des livres accessibles (ABC)
L'ABC vise à accroître le nombre de livres dans des formats accessibles (braille, audio et gros caractères) à l’échelle mondiale et à les mettre à la disposition des personnes aveugles, malvoyantes ou ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés.
Lancé en juin 2014, l’ABC consiste en une alliance dirigée par l’OMPI et regroupe des organisations de défense des droits, des auteurs, des bibliothèques pour les personnes aveugles, des éditeurs et des organismes de normalisation.
Il œuvre en partenariat avec l’Union mondiale des aveugles, le DAISY Consortium, le Conseil international pour l’éducation des personnes avec un handicap visuel, Perkins School for the Blind, Sightsavers, la Fédération internationale des associations de bibliothécaires et des bibliothèques, l’Union internationale des éditeurs, la Fédération internationale des organismes gérant les droits de reproduction et International Authors Forum.
L’ABC fournit des formations à des organisations non gouvernementales locales, des administrations et des éditeurs commerciaux qui souhaitent produire et distribuer des livres dans des formats accessibles. À ce jour, plus de 4000 ouvrages pédagogiques accessibles ont été produits par le biais de programmes de formation de l’ABC en Argentine, au Bangladesh, au Botswana, en Inde, au Népal, à Sri Lanka et en Uruguay.
Le Service mondial d’échange de livres de l’ABC, un catalogue international en ligne de livres accessibles, permet aux bibliothèques au service des personnes ayant des difficultés de lecture des textes imprimés d’échanger des ouvrages dans leurs collections respectives, ce qui évite la répétition des efforts (et des coûts) nécessaires pour les convertir en format accessible. Quelque 165 000 bénéficiaires ont emprunté des livres accessibles par l’intermédiaire de l’une des 25 bibliothèques participantes.
L’ABC s’attache également à promouvoir les techniques de production d’œuvres en format accessible dans le secteur de l’édition commerciale afin que les livres numériques puissent être utilisés tant par les lecteurs voyants que par ceux qui ont des difficultés de lecture des textes imprimés. Si vous souhaitez recevoir des conseils destinés aux auteurs dont les ouvrages sont publiés à compte d’auteur ou un Guide de démarrage rapide pour la publication accessible, veuillez écrire à l’adresse suivante : Accessible.Books@wipo.int ou vous rendre sur le site www.AccessibleBooksConsortium.org.
À quel point est-il difficile pour un éditeur de rendre ses publications accessibles?
Michiel Kolman : Il faut sans aucun doute un engagement réel et une expertise technique pour se lancer dans l’édition accessible. Chez Elsevier, nous avions déjà mis en place un cadre de travail numérique; il a donc suffi de quelques ajustements pour opérer assez facilement notre transition au format EPUB 3. Toutefois, il est clair que ce processus n’est pas toujours facile, en particulier pour les petits éditeurs.
Hugo Setzer : Oui, c’est vrai. En réalité, prendre la décision d’adhérer à la Charte de l’ABC était facile, car nous étions convaincus que c’était la bonne chose à faire. Cependant, l’étape suivante qui consiste à apprendre comment rendre nos publications accessibles n’est pas aussi évidente. Il ne s’agit pas seulement d’adopter le format EPUB 3. C’est une première étape importante, mais le fait est que les personnes ayant des difficultés de lecture des textes imprimés ne vont pas écouter le livre linéairement du début à la fin. Ils doivent pouvoir naviguer de manière autonome dans l’ouvrage pour trouver les passages qui les intéressent, tout comme les personnes voyantes. Nous devons donc réfléchir à la manière dont un lecteur malvoyant peut se déplacer dans le texte. Cela exige de disposer de connaissances techniques en langage de balisage ainsi qu’en normes et spécifications des services Web, et de comprendre la manière dont les déficients visuels utilisent les aides technologiques à leur disposition. Pour l’heure, nous nous renseignons sur les besoins de ces derniers et la manière dont nous pouvons utiliser les technologies pour leur garantir une bonne expérience d’utilisation. Il apparaît de plus en plus clairement, au moins dans notre cas, que nous ne pourrons pas produire toutes nos publications dans un format accessible. Il serait, par exemple, très compliqué et coûteux de produire nos manuels de chirurgie dans un format accessible, et ce pour une utilité pratique réduite. Il s’agit donc avant tout de cerner les besoins du marché et d’évaluer les domaines dans lesquels nous pouvons apporter la plus grande valeur ajoutée. Nous sommes cependant déterminés à aller aussi loin que possible. Il s’agit vraiment d’un projet en construction.
À propos du Traité de Marrakech
Le Traité de Marrakech visant à faciliter l’accès des aveugles, des déficients visuels ou des personnes ayant d’autres difficultés de lecture aux œuvres publiées est le dernier-né des traités internationaux sur le droit d’auteur administrés par l’OMPI. Il accorde une place importante à la dimension humanitaire et au développement social, son principal objectif étant de prévoir un ensemble de limitations et exceptions obligatoires en faveur des aveugles, des déficients visuels et des personnes ayant d’autres difficultés de lecture des textes imprimés.
Le Traité de Marrakech impose aux Parties contractantes de prévoir une série de limitations et exceptions types relatives au droit d’auteur pour autoriser, d’une part, la reproduction, la distribution et la mise à disposition d’œuvres publiées dans des formats conçus pour être accessibles aux personnes concernées et, d’autre part, l’échange transfrontières des mêmes œuvres entre organisations fournissant des services à ces bénéficiaires.
Au moment de la rédaction de cet article, 34 pays avaient ratifié le Traité.
L’ABC s’attache à apporter un soutien aux éditeurs dans les pays en développement, mais faut-il soutenir les petits éditeurs dans les pays plus riches?
Michiel Kolman : Nous devrions cibler tous les éditeurs, et j’espère d’ailleurs que nombre d’entre eux adhéreront à la Charte de l’ABC. Beaucoup sont curieux mais n’ont pas encore sauté le pas. Je comprends leurs hésitations, mais n’oublions pas que nous n’attendons pas d’un éditeur qu’il trouve le moyen de produire des livres dans des formats accessibles du jour au lendemain. L’adhésion à la Charte de l’ABC correspond à un engagement, qui s’accompagne effectivement d’un objectif ambitieux, mais les éditeurs peuvent effectuer la transition à leur rythme. En outre, ils peuvent s’appuyer sur l’expérience de ceux qui ont déjà amorcé cette transition. Si un petit éditeur a besoin de plus de temps, ce n’est pas un problème.
Hugo Setzer : Je suis tout à fait d’accord. Nous devons tenir compte des intérêts de tous les éditeurs. L’UIE apporte son plein soutien à l’ABC et nous collaborons étroitement avec l’OMPI en vue d’intensifier nos efforts pour expliquer notre rôle aux milliers d’éditeurs que l’UIE représente dans plus de 70 pays et parmi les 191 États membres de l’OMPI.
Many publishers are worried about the impact born-accessible publishing will have on sales and revenues. These concerns are understandable, but unfounded.
Michiel Kolman, President of IPA
Pourquoi les éditeurs devraient-ils se préoccuper de l’accessibilité de leurs publications?
Michiel Kolman : Il en va de la responsabilité des éditeurs de s’assurer que leurs publications sont accessibles à tous. D’un point de vue éthique, nous ne pouvons pas exclure des personnes en raison de leur handicap. Il s’agit donc d’aller dans la bonne direction. Bien sûr, nous ne pouvons pas tout changer du jour au lendemain, mais nous devons faire en sorte que la majorité de nos publications soient disponibles dans des formats adaptés aux déficients visuels. Cela relève de notre responsabilité sociale au sens large.
Quelles sont les difficultés qui subsistent?
Michiel Kolman : Le travail de sensibilisation auprès des éditeurs concernant l’ABC est essentiel. Un grand nombre d’entre eux ignorent jusqu’à son existence. Si certains ont entendu parler du Traité de Marrakech, beaucoup ne savent toujours pas ce que cela implique pour eux. Lorsque les éditeurs comprendront précisément la vocation du Traité de Marrakech et de l’ABC, je suis convaincu qu’ils adhéreront à la Charte de l’ABC.
Hugo Setzer : Oui, il est crucial de poursuivre les efforts de sensibilisation. En général, les éditeurs n’aiment pas les exceptions et les limitations relatives au droit d’auteur. Cependant, la série d’exceptions sur laquelle se fonde le Traité de Marrakech est définie et rédigée de manière claire. Par ailleurs, si l’appui de l’UIE au Traité calme les inquiétudes des éditeurs, beaucoup ne connaissent pas le rôle de l’ABC ou les besoins des personnes malvoyantes en matière d’édition. Si vous m’aviez demandé il y a quelques mois si un livre audio était une bonne solution pour les personnes souffrant de déficiences visuelles, je vous aurais répondu oui. Je n’avais pas réfléchi à la nécessité de leur donner les moyens de naviguer dans le livre. Pour beaucoup d’éditeurs, y compris moi-même, le fait de se convertir à l’édition accessible native est une expérience très formatrice.
La communauté des personnes aveugles et malvoyantes peut-elle aider les éditeurs à mieux comprendre ses besoins?
Michiel Kolman : L’ABC est la bonne plateforme pour en discuter. Nous devons en tout cas inciter les éditeurs à apprendre les uns des autres.
Hugo Setzer : Notre principal défi est de promouvoir l’ABC auprès des éditeurs et de mettre en avant sa nature non contraignante. Ensuite, nous devons commencer à introduire des programmes de formation pratique pour que les éditeurs sachent comment rendre un livre accessible. C’est un aspect essentiel et je pense que l’OMPI pourrait jouer un rôle important en la matière. Dès lors que des éditeurs s’engagent à rejoindre l’ABC et à produire des publications accessibles, nous devons leur apporter un soutien concret pour gérer leur transition.
Quels types de défis anticipez-vous pour l’avenir?
Michiel Kolman : Imaginez le jour où bon nombre d’éditeurs produiront davantage de contenus dans des formats adaptés aux déficients visuels. Dans quelle mesure ces personnes pourront-elles chercher les livres dont elles ont besoin dans un format adapté sur Google ou Amazon? Je ne crois pas que cette question ait encore été posée et je pense que nous devons commencer à y réfléchir. Il ne faudrait surtout pas qu’il soit difficile d’accéder à tous les ouvrages que l’OMPI, l’UIE et d’autres ont mis tant d’énergie à rendre accessibles dans les bons formats.
Quels sont vos souhaits en matière d’édition accessible pour les 10 prochaines années?
Michiel Kolman : Je voudrais qu’un grand nombre d’éditeurs adhèrent à la Charte de l’ABC et s’efforcent de produire des publications dans des formats accessibles natifs. J’aimerais que le nombre de publications dans des formats accessibles augmente de manière fulgurante et que ces dernières soient faciles à trouver.
Hugo Setzer : Pour commencer, je pense que nous devons au moins doubler le pourcentage de publications disponibles dans des formats accessibles dans les cinq prochaines années. Ce serait un excellent début.
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