Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI
DÉCISION DE L’EXPERT
Ada-Michaela Ciobanu contre Marcel Mot
Différend n° DCH2006-0009
1. Les parties
La requérante est Mme Ada-Michaela Ciobanu, Genève, Suisse, représentée par Me Philippe Azzola, Genève, Suisse.
Le défendeur est M. Marcel Mot, Lausanne, Suisse, représenté par Me Jean-Daniel Théraulaz, Lausanne, Suisse.
2. Le nom de domaine
Le différend concerne le nom de domaine <ciobanu.ch>.
3. Rappel de la procédure
La requérante a déposé une demande auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) par voie postale le 13 avril 2006 et sous forme électronique le 25 avril 2006.
En date du 20 avril 2006, le Centre a adressé une requête au registre SWITCH, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par la requérante. Le même jour, SWITCH a confirmé que la partie adverse est bien le détenteur du nom de domaine <ciobanu.ch>, a transmis les coordonnées de celle-ci et a confirmé que les Dispositions relatives à la procédure de règlement des différends pour les noms de domaine .ch et .li (ci-après les “Dispositions”) du 1er mars 2004 étaient applicables au nom de domaine objet du différend.
Le Centre a vérifié que la demande répond bien aux exigences des Dispositions.
Conformément au paragraphe 14 des Dispositions, le 25 avril 2006, une transmission de la demande valant ouverture de la présente procédure a été adressée au défendeur.
Le 16 mai 2006, le défendeur a requis une prolongation du délai de réponse. Le 19 mai 2006, le Centre lui a accordé une prolongation de cinq jours, soit jusqu’au 24 mai 2006.
Le défendeur a adressé sa réponse au Centre le 24 mai 2006 par voie électronique.
En date du 12 juin 2006, le Centre a adressé le dossier à un conciliateur. La conciliation n’a abouti à aucune transaction entre les parties.
En date du 6 juillet 2006, la procédure a été suspendue sur demande du conciliateur (avec l’accord des deux parties) conformément au paragraphe 8 des Dispositions. Une extension de la suspension a eu lieu le 4 août 2006. La procédure a été ré-instituée en date du 28 août 2006.
En date du 21 septembre 2006, le Centre a nommé comme expert dans le présent différend Anne-Virginie La Spada-Gaide. L’expert constate qu’elle a été désignée conformément aux Dispositions. L’expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 4 des Dispositions.
4. Les faits
La requérante est Mme Ada-Michaela Ciobanu, veuve de l’artiste peintre et sculpteur Mircea Ciobanu, né à Bucarest le 15 avril 1950 et décédé à Genève le 9 janvier 1991. Depuis la mort de son mari, la requérante assure la promotion de ses œuvres. Elle a notamment réalisé un dossier présentant l’artiste Ciobanu.
Le défendeur est M. Marcel Mot. Il a enregistré le nom de domaine litigieux le 23 septembre 2002. Le défendeur exploite ce nom de domaine en connexion avec un site Internet dédié à la présentation de l’œuvre de Mircea Ciobanu. Le site comprend des centaines de reproductions des œuvres de cet artiste, regroupées en quatre “galeries d’images” qui sont consacrées respectivement aux tableaux, peintures à l’huile, aquarelles et bronzes. Dans chaque galerie, les œuvres apparaissent sous forme de vignettes. L’internaute se voit proposer les options suivantes en regard de chaque image : “voir en grande taille”, “télécharger l’image” et “renseignements sur cette œuvre”. Le site ne comprend pas d’indication relative à la personne ou aux personnes qui l’exploitent.
Le 23 novembre 2004, la requérante a écrit au défendeur, le sommant de “radier le site internet” concerné. Dans ce courrier, la requérante informait le défendeur qu’elle-même et ses deux filles détenaient les droits d’auteur sur les œuvres de Mircea Ciobanu.
Le 23 mai 2005, l’avocat de la requérante a écrit une nouvelle fois au défendeur. Il invoquait dans ce courrier une violation du droit au nom et des droits d’auteur de sa mandante, mais déclarait celle-ci disposée à régler le litige à l’amiable moyennant notamment la cessation de l’usage de reproductions des œuvres de son mari et la radiation ou le transfert du nom de domaine <ciobanu.ch>.
Le 5 janvier 2006, le défendeur a répondu par l’intermédiaire de son avocat. Il a exposé qu’il disposait d’un lot conséquent d’œuvres de Mircea Ciobanu, “régulièrement acquises et dont il entend assurer la vente par tout moyen promotionnel lui paraissant adéquat”.
5. Argumentation des parties
A. Requérante
La requérante fonde sa requête sur les dispositions du droit suisse régissant le droit au nom, en particulier l’article 29 du Code civil suisse (ci-après “CC”), l’article 2 de la Loi fédérale contre la concurrence déloyale (ci-après “LCD”) et les articles 10 al. 2 lit. a et 16 al. 1 de la Loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins (ci-après “LDA”). Son argumentation est la suivante :
- La requérante invoque l’art. 29 CC qui protège le nom des personnes physiques contre toute usurpation susceptible de leur causer un préjudice. La requérante soutient qu’elle peut bénéficier de la protection conférée par cette disposition dans la mesure où elle porte le nom Ciobanu.
- La requérante invoque l’art. 2 LCD. Elle soutient que le défendeur viole les règles de la bonne foi en exploitant un site Internet sous le nom de domaine <ciobanu.ch> afin de présenter les œuvres de Mircea Ciobanu dans un but commercial. Cela laisse penser selon la requérante que le défendeur détient les droits d’auteur ou les autorisations nécessaires pour diffuser les œuvres de Mircea Ciobanu. Selon la requérante, la partie adverse crée intentionnellement un risque de confusion dans l’esprit des internautes en faisant croire qu’il s’agit du site officiel de l’artiste.
- La requérante déclare qu’en vertu de l’art. 16 al. 1 LDA, elle détient avec ses deux filles les droits d’auteur liés aux œuvres de son défunt époux, Mircea Ciobanu. Selon la requérante, le fait de reproduire les œuvres de son mari sur le site Internet litigieux, sans son autorisation, viole le droit d’utilisation de l’œuvre, en particulier celui de confectionner des exemplaires de l’œuvre garanti par l’article 10 al. 2 lit. a LDA.
Pour ces motifs, la requérante demande que le nom de domaine lui soit transféré.
B. Défendeur
Le défendeur estime que les Dispositions relatives à la procédure de règlement des différends pour les noms de domaine .ch et .li du 1er mars 2004 ne lui sont pas applicables. Selon lui, pour que les Dispositions soient applicables, il faudrait qu’il en ait eu connaissance et qu’il y ait adhéré, or tel n’est pas le cas, car il a enregistré son nom de domaine avant le 1er mars 2004. Le défendeur conclut que le Centre n’est pas compétent.
Le défendeur estime aussi que les délais fixés par les Dispositions sont trop courts et de ce fait, violent le droit constitutionnel d’être entendu qui lui est garanti.
Quant au fond, le défendeur expose qu’il est l’une des personnes qui a financé l’artiste de son vivant et qu’il a acquis une quantité importante de ses œuvres.
Le défendeur suggère en outre que la requérante pourrait avoir répudié la succession de son mari, avec la conséquence qu’elle ne serait pas titulaire des droits d’auteur sur les œuvres de ce dernier.
Le défendeur admet que la requérante, qui porte le patronyme de son mari, peut revendiquer la protection de ce nom. Cette protection ne s’étendrait cependant pas à l’œuvre de l’artiste.
Le défendeur expose qu’il ne poursuit aucun but commercial mais tente seulement de récupérer une partie des sommes investies à perte. Il conteste l’application de Loi contre la concurrence déloyale et de la Loi sur les droits d’auteur, au motif qu’il est fondé à vendre les œuvres dont il est propriétaire. Il relève que la requérante n’a jamais jugé utile de tenter d’exploiter un site sous le nom Ciobanu pour promouvoir l’œuvre de son mari.
6. Discussion et conclusions
I. Questions procédurales
Le défendeur soulève deux questions procédurales, à savoir l’inapplicabilité des Dispositions, entrées en vigueur après l’enregistrement du nom de domaine, et le non respect de son droit d’être entendu du fait des courts délais prévus par lesdites Dispositions.
a. Applicabilité des Dispositions
Selon le paragraphe 1 des Dispositions, celles-ci forment la base du règlement des différends entre un requérant et une partie adverse concernant un nom de domaine; elles font partie intégrante de tous les contrats d’enregistrement conclus après le 1er mars 2004, ainsi que de ceux dont la durée d’abonnement a été prolongée après le 1er mars 2004.
Selon les articles 5.1, 5.2 et 5.3 des conditions générales de SWITCH, applicables à tout enregistrement d’un nom de domaine auprès de SWITCH, les noms de domaine sont enregistrés pour une première période d’abonnement d’une année, et peuvent ensuite être renouvelés chaque année pour une nouvelle période d’une année.
En conséquence, depuis le 1er mars 2005, tous les titulaires de noms de domaine .ch sont soumis au système de règlement des différends prévu par les Dispositions, puisque tous les enregistrements de noms de domaine effectués avant le 1er mars 2004 et encore en vigueur après le 1er mars 2005 ont nécessairement été renouvelés dans cet intervalle (voir Jacques de Werra, Domain-Dispute.ch, Le service de règlement des différends pour les noms de domaine «.ch », sic! 2005 I, 125 ans de dépôts de marques (numéro spécial), p. 149).
En conséquence, les Dispositions s’appliquent au nom de domaine <ciobanu.ch>, puisque celui-ci a été renouvelé après le 1er mars 2004.
b. Violation du droit d’être entendu
Le défendeur estime que les délais fixés par les Dispositions sont trop courts et violent de ce fait le droit constitutionnel d’être entendu qui lui est garanti.
Le droit d’être entendu consacré à l’art. 29 al. 2 de la Constitution fédérale garantit à chaque partie la possibilité de faire valoir ses arguments avant qu’une décision qui la touche ne soit prise (Andreas Auer/Giorgio Malinverni/Michel Hottelier, Droit constitutionnel suisse, vol. II, 2ème éd., Berne 2006, p. 602).
Le paragraphe 15(a) des Dispositions prévoit que le défendeur se voit impartir un délai de vingt jours pour présenter une réponse. Ce délai n’est pas particulièrement court et l’expert l’estime tout à fait compatible avec le droit d’être entendu.
Par ailleurs, on ne voit guère pourquoi, en l’espèce, le défendeur aurait eu besoin d’un délai plus long. Le défendeur est en effet représenté dans cette procédure par l’avocat qui avait répondu en date du 5 janvier 2006 à la lettre du 23 mai 2005 du conseil de la requérante. Tout porte à penser que le défendeur avait déjà obtenu une évaluation de la situation juridique au moment où le commencement de la présente procédure lui a été notifié. On rappellera également que le défendeur a obtenu du Centre une extension du délai de réponse, initialement fixé au 15 mai 2006, jusqu’au 24 mai 2006. Le défendeur a donc eu près d’un mois à compter de la notification du commencement de la procédure pour préparer sa réponse.
II. Questions de fond
Conformément au paragraphe 24 (c) des Dispositions, l’expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine constitue clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au requérant selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein.
a. Le requérant a-t-il un droit attaché à un signe distinctif selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein?
Le paragraphe 1 des Dispositions définit la notion de “droit attaché à un signe distinctif” comme un “droit reconnu par l’ordre juridique qui découle de l’enregistrement ou l’utilisation d’un signe et qui protège son titulaire contre les atteintes à ses intérêts générées par l’enregistrement ou l’utilisation par des tiers d’un signe identique ou similaire; il s’agit notamment, mais pas exclusivement, du droit relatif à un nom commercial, à un nom de personne, à une marque ou à une indication géographique, ainsi que des droits de défense résultant de la législation sur la concurrence déloyale”.
1. Le droit au nom
Le droit au nom, tel qu’il est prévu à l’article 29 al. 2 CC, s’étend notamment aux noms patronymiques des personnes physiques.
En l’espèce, Ciobanu est le patronyme de la requérante Ada-Michaela Ciobanu. La requérante dispose bien d’un droit au nom au sens de l’article 29 al. 2 CC, qu’elle est en droit de protéger contre les usurpations indues.
2. La concurrence déloyale
Selon le paragraphe 1 des Dispositions, les droits attachés à un signe distinctif comprennent aussi les droits de défense résultant de la législation sur la concurrence déloyale.
L’application de la LCD n’implique pas nécessairement que les parties soient dans un rapport de concurrence, mais elle suppose un comportement de nature à influer sur la concurrence.
Dans le cas présent, le défendeur utilise le nom de domaine litigieux en relation avec un site sur lequel il a reproduit des œuvres dont la reproduction et la diffusion sont a priori réservées à la requérante et à ses filles en vertu de leur qualité de titulaires des droits d’auteur. Le comportement du défendeur paraît donc de nature à influer sur la concurrence, car il offre aux internautes qui parviennent sur son site au moyen du nom de domaine litigieux la possibilité de se procurer gratuitement des reproductions digitales des œuvres. Il est possible que le défendeur entrave ainsi la faculté de la requérante de commercialiser, elle-même ou par l’intermédiaire des tiers de son choix, de telles reproductions.
Les dispositions de la loi contre la concurrence déloyale entrent donc en ligne de compte dans le présent litige.
b. L’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine constitue-t-il clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au requérant selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein?
A ce sujet, l’art. 24 (d) des Dispositions précise qu’il y a “clairement infraction à un droit en matière de propriété intellectuelle notamment lorsque :
i. aussi bien l’existence du droit attaché à un signe distinctif invoqué que son infraction résultent clairement du texte de la loi ou d’une interprétation reconnue de la loi et des faits exposés, et qu’ils ont été prouvés par les moyens de preuve déposés; et que
ii. la partie adverse n’a pas exposé et prouvé des raisons de défense importantes de manière concluante; et que
iii. l’infraction, selon la demande en justice formulée, justifie le transfert ou l’extinction du nom de domaine.”
Etant donné l’exigence posée dans les Dispositions d’une infraction “claire”, une décision de transfert ou d’extinction du nom de domaine n’est prise que si elle se justifie d’évidence. Compte tenu de la nature des règles en cause, laquelle limite sérieusement les moyens d’instruction à disposition de l’expert, cette évidence doit s’imposer rapidement et non pas suite à un examen laborieux; s’il doute, l’expert devra renoncer à un examen approfondi, limité qu’il est dans ses moyens d’instruction et cela même si son intuition lui suggère le contraire (Héli-Alpes SA c/ Air-Glaciers SA, Litige OMPI no. DCH2006-0006; Edipresse Publications SA c/ Florian Kohli, Litige OMPI no. DCH2005-0026).
1. Usurpation indue du nom de la requérante?
Selon la jurisprudence fédérale, la fonction d’identification des noms de domaine a pour conséquence qu’ils doivent se distinguer suffisamment des signes distinctifs appartenant à des tiers et protégés par un droit absolu, cela afin d’empêcher des confusions. Partant, si le signe utilisé comme nom de domaine est protégé par le droit au nom, le droit des raisons de commerce ou le droit des marques, le titulaire des droits exclusifs y afférents peut en principe interdire au tiers non autorisé l’utilisation de ce signe comme nom de domaine (ATF 128 III 353; sic! 2005, p. 390).
Le Tribunal fédéral a retenu qu’un mode d’utilisation du nom constitutif d’une usurpation indue réside dans la création d’un risque de confusion (ATF 80 II 281 = JdT 1955 I 322; Philippe Gilliéron, Les divers régimes de protection des signes distinctifs et leurs rapports avec le droit des marques, Berne 2000, p. 148). Ainsi, l’usage du nom d’autrui porte atteinte à un intérêt digne de protection lorsque l’appropriation du nom entraîne un danger de confusion ou de tromperie ou que cette appropriation est de nature à susciter dans l’esprit du public, par une association d’idées, un rapprochement qui n’existe pas en réalité entre le titulaire du nom et le tiers qui l’usurpe sans droit (ATF 128 III 253). La confusion peut donc résider dans le fait que les destinataires parviennent certes à distinguer les signes, mais sont fondés à croire qu’il existe des liens juridiques ou économiques entre les deux personnes concernées (Héli-Alpes SA c/ Air-Glaciers SA, Litige OMPI no. DCH2006-0006; ATF 131 III 572; ATF 128 III 146; ATF 127 III 160).
En cas d’usage du nom d’autrui comme nom de domaine, il faut selon le Tribunal fédéral déterminer quelles sont les attentes éveillées par le nom de domaine dans l’esprit des utilisateurs moyens d’Internet, sans égard au contenu du site auquel le nom de domaine permet d’accéder (ATF 128 III 253).
En l’espèce, il convient donc de se demander quelles sont les attentes que le nom de domaine <ciobanu.ch> éveille dans l’esprit des internautes. Il est vraisemblable aux yeux de l’expert que les personnes qui saisissent le nom de domaine dans leur navigateur s’attendent à trouver un site contenant des informations sur le peintre Mircea Ciobanu. En effet, les pièces produites par la requérante permettent d’inférer que l’artiste jouissait d’une certaine renommée en Suisse, au moins dans les milieux intéressés à l’art moderne.
Cela dit, il faut garder à l’esprit que ce n’est pas le droit au nom de Mircea Ciobanu, aujourd’hui décédé, qui est en cause en l’espèce, mais bien celui de la requérante. A cet égard, le fait que les internautes reconnaissent le nom du peintre dans le nom de domaine litigieux ne permet pas automatiquement de conclure que ce nom de domaine porterait atteinte au droit au nom de la requérante. En effet, une usurpation indue du nom de la requérante suppose que l’usage de ce nom suscite l’impression qu’il existe un lien entre le site du défendeur et la requérante elle-même. Pour que l’on puisse admettre que le nom de domaine crée un risque de confusion quant aux relations entre le défendeur et la requérante, il faudrait que les internautes s’attendent à trouver un site non seulement consacré à l’artiste, mais encore exploité ou autorisé par la requérante, que ce soit en sa qualité de membre de la proche famille du peintre ou en sa qualité de titulaire de droits d’auteur sur son oeuvre.
Or l’expert manque d’éléments d’appréciation pour trancher cette question de fait. Il n’est pas évident, en effet, que les internautes à la recherche d’informations sur un artiste disparu s’attendent à trouver, sous un nom de domaine correspondant au nom de l’artiste, un site exploité par les personnes de sa proche famille. Il ne va pas non plus de soi que le site doive, pour ne pas décevoir les attentes des visiteurs, être exploité par des personnes qui détiennent les droits d’auteur sur l’œuvre de l’auteur décédé. Le dossier ne comprend pas d’éléments qui permettrait à l’expert de se forger une opinion à ce sujet. On ignore notamment si des personnes ont effectivement cru à tort que la requérante serait responsable du contenu du site ou l’aurait autorisé.
Au vu de cette incertitude, l’expert estime qu’on ne peut pas parler en l’état du dossier d’une infraction “claire” au droit au nom de la requérante au sens du paragraphe 24(d) des Dispositions.
2. Violation des dispositions de la Loi contre la concurrence déloyale?
A teneur de l’art. 2 LCD, est déloyal et illicite tout comportement ou pratique commerciale qui est trompeur ou qui contrevient de toute autre manière aux règles de la bonne foi et qui influe sur les rapports entre concurrents ou entre fournisseurs et clients.
Même s’il n’entre en principe pas dans la mission de l’expert de déterminer si le contenu du site auquel mène le nom de domaine litigieux présente un caractère illicite, cette question apparaît néanmoins pertinente pour apprécier si le défendeur a violé les dispositions de la LCD par un comportement déloyal et illicite en enregistrant ou en utilisant le nom de domaine.
La requérante affirme avoir hérité avec ses filles des droits d’auteur afférents aux œuvres de son défunt mari. Dans sa réponse du 24 mai 2006, le défendeur met implicitement ce fait en doute en suggérant que la requérante pourrait avoir répudié la succession de son mari. Le défendeur n’apporte toutefois aucun élément de preuve à l’appui de cette allégation. Par ailleurs, informé en novembre 2004 déjà du fait que la requérante lui reprochait une violation de ses droits d’auteur, il ne semble pas avoir contesté la qualité de titulaire de la requérante avant le début de la présente procédure. Dans ces circonstances, et vu que la requérante et ses filles sont les plus proches parentes de l’artiste décédé, l’expert considère vraisemblable que la requérante est titulaire avec ses filles des droits d’auteur sur les œuvres du peintre Ciobanu.
Selon l’art. 10 al. 2 lit. a LDA, l’auteur (ou ses ayants droit) a le droit exclusif d’incorporer son œuvre de quelque manière que ce soit dans un matériel durable. Selon la doctrine, le chargement de l’œuvre sur un ordinateur à partir d’Internet ou vice versa constitue une reproduction (Denis Barrelet/Willi Egloff, Le nouveau droit d’auteur, commentaire de la loi fédérale sur le droit d’auteur et les droits voisins, 2ème édition, Berne 2000, ad. art. 10 al. 2 LDA, p. 55; François Dessemontet, Le droit d’auteur, Lausanne 1999, p. 171).
Il sied de noter qu’aucune des exceptions prévues par la LDA, comme l’exception de catalogue de l’art 26 LDA, ne paraît applicable en l’espèce (Barrelet/Egloff, op. cit., ad. Art. 26, p. 142 et 143). Selon la doctrine, l’exception prévue par l’art. 26 LDA ne s’applique en effet pas aux sites Internet (Dessemontet, op. cit., p. 366 et 367; Barrelet/Egloff, op. cit., p. 143).
Le défendeur invoque comme moyen de défense son droit de vendre les œuvres dont il a acquis la propriété. Le défendeur ne tient pas compte du fait que si la propriété matérielle passe à l’acheteur d’une œuvre d’art, les droits de propriété intellectuelle restent aux mains de l’auteur ou de ses ayants droit. Dès lors, le droit qu’a le défendeur de revendre à sa guise les œuvres dont il est propriétaire n’emporte pas celui de reproduire les œuvres sans autorisation et de mettre des tiers en position de faire de même en permettant le téléchargement des photographies des œuvres sur son site Internet.
Au vu de ce qui précède, il apparaît bien que le défendeur enfreint le droit de reproduction réservé à la requérante et à ses filles, et que le contenu du site Internet est illicite. Le défendeur a été formellement informé du fait que la requérante estimait ses droits violés en novembre 2004. Il a néanmoins continué à utiliser le nom de domaine en connexion avec le site litigieux, lequel contient à l’heure actuelle des centaines d’œuvres de l’artiste, qu’il est possible d’agrandir et de télécharger.
L’utilisation d’un nom de domaine correspondant au patronyme des personnes ayant hérité des droits d’auteur sur l’œuvre d’un artiste, en connexion avec un site Internet où ces droits d’auteur sont sciemment violés de manière manifeste et à large échelle apparaît comme un comportement contraire à la bonne foi au sens de l’art. 2 LCD. Ce comportement est de nature à influer sur la concurrence car en offrant aux amateurs de l’artiste attiré sur son site grâce au nom de domaine la possibilité de télécharger gratuitement les centaines d’œuvres reproduites, le défendeur porte atteinte à la faculté de la requérante d’accorder des licences payantes pour de telles reproductions.
L’expert conclut donc que l’utilisation du nom de domaine <ciobanu.ch> en relation avec le site concerné tombe clairement sous le coup de l’art. 2 LCD, de sorte qu’il est justifié de transférer ce nom de domaine à la requérante.
7. Décision
Pour les raisons énoncées ci-dessus et conformément au paragraphe 24 des Dispositions, l’expert ordonne le transfert du nom de domaine <ciobanu.ch> au profit de la requérante.
Anne-Virginie La Spada-Gaide
Expert
Le 9 octobre 2006