WIPO

 

Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI

 

DÉCISION DE L’EXPERT

Total S.A. contre KLTE Limited

Litige n° DFR2005-0017

 

1. Les parties

Le Requérant est la société Total S.A., Courbevoie, France, représentée par Lovells, Paris, France.

Le Défendeur est la société KLTE Limited, France.

 

2. Nom de domaine et prestataire Internet

Le litige concerne les noms de domaine <totale.fr> et <clubtotal.fr> enregistrés respectivement le 25 avril 2005 et le 18 avril 2005.

Le prestataire Internet est la société Die Webagenturat.

 

3. Rappel de la procédure

Une plainte déposée par le Requérant auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le Centre”) a été reçue le 8 novembre 2005, par courrier électronique et le 8 novembre 2005, par courrier postal.

Le 9 novembre 2005, le Centre a adressé à l’Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (ci-après l’“Afnic”) une demande aux fins de vérification des éléments du litige et de gel des opérations.

Le 10 novembre 2005, l’Afnic a confirmé l’ensemble des données du litige.

Le Centre a vérifié que la plainte répond bien au Règlement sur la procédure alternative de résolution des litiges du “.fr” et du “.re” par décision technique (ci-après le ”Règlement”) en vigueur depuis le 11 mai 2004, et applicable à l’ensemble des noms de domaine du “.fr” et du “.re” conformément à la Charte de nommage de l’Afnic (ci-après la “Charte”).

Conformément à l’article 14(c) du Règlement, une notification de la plainte, valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au Défendeur le 15 novembre 2005. Le Défendeur n’ayant adressé aucune réponse, le Centre a adressé le 6 décembre 2005 aux parties une notification de défaut du Défendeur.

Le 28 décembre 2005, le Centre nommait Nathalie Dreyfus comme Expert dans le présent litige. L’Expert constate qu’il a été nommé conformément au Règlement. L’Expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément à l’article 4 du Règlement.

 

4. Les faits

Le Requérant est la société “Total S.A” qui a une activité pétrolière allant de l’exploration, du développement et de la production de pétrole et de gaz jusqu’au raffinage et à la distribution de produits raffinés.

Le Requérant est implanté dans de nombreux pays à travers le monde.

La société “Total S.A” est titulaire de plusieurs enregistrements de marques françaises et internationales TOTAL, LE CLUB TOTAL, TOTAL LE CLUB dont notamment la marque française TOTAL n° 033222615, appliquée à des produits et services des classes 1, 2, 3, 4, 5, 9, 11, 16, 17, 19, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42 et 43 du 17 avril 2003, la marque française LE CLUB TOTAL n° 93496722 en classes 4, 8, 9, 12, 16, 25, 28, 35, 36, 37, 38, 39, 41 et 42 et la marque internationale TOTAL n° 813 234, pour viser des produits et services des classes 1, 3, 4, 5, 17, 19, 35, 36, 37, 39, 40 et 42.

La société Total a réservé :

- le 31 décembre 1996 le nom de domaine <total.com>. Ce nom de domaine est actif et pointe vers le site institutionnel du Requérant, présentant son activité;

- le 21 mars 1997 le nom de domaine <total.fr>. Ce nom de domaine est actif et est destiné au public en France.

Par lettre de mise en demeure adressée en recommandé avec accusé de réception par voie postale, le 27 septembre 2005, le Requérant a mis en demeure le Défendeur de cesser l’utilisation et de procéder au transfert amiable du nom de domaine <totale.fr>. Le Défendeur n’a présenté aucune réponse. Suite à une communication de l’AFNIC, le Requérant a constaté que le nom de domaine <clubtotal.fr> avait également été réservé par le Défendeur. Une lettre de mise en demeure a été adressée en recommandé avec accusé de réception par voie postale, le 21 octobre 2005, dans laquelle le Requérant a mis en demeure le Défendeur de cesser l’utilisation et de procéder au transfert amiable du nom de domaine <clubtotal.fr>. Elle est également restée sans réponse.

 

5. Argumentation des parties

A. Requérant

La société Total justifie de droits de marques et de noms de domaine en France et à l’international sur le signe “TOTAL” et à titre de marque en France sur le signe LE CLUB TOTAL.

Le Requérant invoque également la notoriété des signes “LE CLUB TOTAL”, “TOTAL LE CLUB” et “CLUB TOTAL” dans la mesure où ils ont été utilisé auprès du public de manière constante depuis 1993.

Le Requérant allègue que le Défendeur a imité quasi-servilement le signe “TOTAL” et “LE CLUB TOTAL” dans la mesure où la seule différence entre ces signes tient pour le premier à l’ajout d’un “e” muet dans le signe protégé et pour le second à l’omission de l’article défini “le” qui ne constitue pas un élément suffisant de différenciation. Par ailleurs, l’extension .fr doit être ignorée dans la mesure où elle est nécessaire au fonctionnement technique du domaine et non appropriable en tant que telle.

Le Requérant souligne que la mauvaise foi du Défendeur doit être appréciée au regard de la délibération du Conseil d’administration de l’AFNIC du 18 juillet 2005 prise en application de l’article 36 de la charte de nommage portant blocage de plus de 1200 noms de domaine réservés par le Défendeur pour une durée de trois mois à compter du 21 juillet 2005. L’AFNIC a pris cette décision suite à la constatation de la proximité des 1200 noms de domaine de marques.

Par ailleurs, le Requérant relève que le Défendeur a d’ores et déjà fait l’objet d’une décision de transfert dans le cadre d’une PARL (Application des Gaz c. KLTE Limited, OMPI litige n° DFR2005-0004).

Le nom de domaine <totale.fr> contesté pointait, préalablement à la décision de blocage de l’AFNIC, vers un site présentant des liens commerciaux, notamment vers des jeux d’argent et portait une offre de rachat ce qui ne fait que renforcer la preuve de la réservation de mauvaise foi.

En conséquence, le Requérant allègue que le Défendeur en réservant et en utilisant les noms de domaine objets du présent litige a entendu porter atteinte aux droits du Requérant en trompant et détournant au profit de tiers le consommateur qui pensait légitimement, en tapant ces noms de domaine mais en commettant une erreur de frappe, obtenir des informations sur le Requérant et ses produits.

Le Requérant estime en conséquence être fondé à requérir le transfert des noms de domaine litigieux au profit de la société Total S.A.

B. Défendeur

Le Défendeur n’a adressé aucune réponse au Centre.

 

6. Discussion

L’expert constate que le Requérant invoque un enregistrement et une utilisation des noms de domaine litigieux par le Défendeur en violation de ses droits et sollicite le transfert au profit de la société Total S.A.

Conformément à l’article 20(c) du Règlement, “l’expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine par le défendeur constitue une atteinte aux droits des tiers telle que définie à l’article 1 du présent règlement et au sein de la Charte et, si la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine, lorsque le Requérant a justifié de ses droits sur l’élément objet de ladite atteinte et sous réserve de sa conformité avec la Charte”.

Il est également important de souligner que, conformément aux dispositions de l’article 1 du Règlement, on entend par “atteinte aux droits des tiers, au titre de la Charte, une atteinte aux droits des tiers protégés en France et en particulier à la propriété intellectuelle (propriété littéraire et artistique et/ou propriété industrielle), aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale et au droit au nom, au prénom ou au pseudonyme d’une personne”.

En conséquence, l’expert s’est attaché à vérifier, au vu des arguments et pièces soumis par les parties, si l’enregistrement et/ou l’utilisation du nom de domaine litigieux portent atteinte aux droits de tiers.

A) Atteinte aux droits de propriété intellectuelle

Atteinte aux droits de marque

Les articles L.713-2 et L.713-3 du Code la Propriété intellectuelle sanctionnent la reproduction ou l’imitation d’une marque antérieure ainsi que l’usage d’une marque imitée, pour des produits ou services identiques ou similaires.

En conséquence, l’expert doit déterminer au vu des signes et des produits et services en présence si la reproduction ou l’imitation des marques du Requérant par les noms de domaine du Défendeur est caractérisée.

Comparaison des signes

L’expert retient que les noms de domaine contestés sont la reproduction quasi-totale des signes “TOTAL” et “LE CLUB TOTAL” sur lesquels la société Total S.A. a justifié détenir des enregistrements de marques françaises et internationales pour le premier et de marque française pour le second. L’ajout de la voyelle “e” ou l’omission de l’article défini “le”, ainsi que l’adjonction du suffixe .fr non appropriable en tant que tel, sont inopérants à faire disparaître l’imitation de marque au sens du droit français.

En effet, selon une jurisprudence récente de la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 4 février 2004 “un signe n’est identique que s’il reproduit, sans modification ni ajout, tous les éléments constituant la marque ou, si considérée dans son ensemble, il recèle des différences si insignifiantes qu’elles peuvent passer inaperçues aux yeux du consommateur d’attention moyenne”. Au vu des signes en présence, l’ajout de la voyelle “e” ou l’omission de l’article défini “le” peuvent être considérés comme des différences insignifiantes.

Comparaison des produits et services

Dans la mesure où les preuves rapportées par le Défendeur concernant l’activité des noms de domaine <totale.fr> et <clubtotal.fr> ne sont pas équivalentes, à savoir le Requérant démontre que préalablement au blocage des noms par l’AFNIC, le nom de domaine <totale.fr> était exploité tandis qu’aucune capture d’écran n’est présentée concernant le nom de domaine <clubtotal.fr>, l’expert doit distinguer les deux noms.

- <totale.fr>

Au vu de la capture d’écran soumise par le Requérant, il semblerait que le nom de domaine litigieux était exploité, préalablement à la décision du Conseil d’Administration de l’AFNIC, et portait des liens commerciaux notamment vers des jeux d’argent, des sites de voyage, de divertissement et d’informatique.

Après examen des marques du Requérant, l’expert relève dans leur libellé notamment les produits et services suivants : “appareils automatiques déclenchés par l’introduction d’une pièce de monnaie ou d’un jeton; jeux; organisation de concours, loteries et compétitions sportives; production de spectacles”.

Les liens auparavant proposés par le nom de domaine litigieux sont donc similaires aux produits et services visés par le libellé des marques du Requérant.

L’expert relève que ce nom, au jour de l’introduction de la PARL ne pointe pas vers un site actif. Cependant, l’absence de site actif découle d’un blocage de ces noms suite à une délibération du Conseil d’Administration de l’AFNIC prise en application de l’article 36 de la charte de nommage portant blocage de plus de 1200 noms de domaine réservés par le Défendeur pour une durée de trois mois à compter du 21 juillet 2005. Ce blocage est donc indépendant de la volonté du Défendeur.

Il serait donc inéquitable de considérer que le nom de domaine <totale.fr> n’abritant pas de site actif, ne porte pas atteinte aux droits antérieurs du Requérant. Par ailleurs, même si le site ne pointait plus à un site actif, l’expert relève la notoriété des marques du Requérant et les dispositions de l’article L713-5 du Code la Propriété Intellectuelle.

En conséquence, l’atteinte à la marque TOTAL par le nom de domaine <totale.fr> est caractérisée en application des dispositions des articles L713-3 et L713-5 du Code la Propriété Intellectuelle.

- <clubtotal.fr>

Le Requérant n’a pas présenté d’élément démontrant que le nom de domaine <clubtotal.fr> était actif avant le blocage opéré par l’AFNIC. Il ne fait que présumer que ce nom portait les mêmes liens que le nom <totale.fr>, sans en rapporter la preuve.

Cependant l’expert ne peut présumer de l’activité d’un nom de domaine sans élément à l’appui. En conséquence, l’expert se doit de partir du postulat que le nom de domaine n’était pas exploité.

Dans une décision récente de la Chambre commerciale de la Cour de cassation du 13 décembre 2005, opposant le titulaire des marques LOCATOUR à une société ayant enregistré <locatour.com> mais n’abritant pas de site actif, les juges ont considéré que, sauf si elle est notoire, le titulaire d’une marque ne peut agir en contrefaçon de marque sur le fondement des articles L713-2 et L713-3 du Code de la Propriété Intellectuelle le propriétaire d’un nom de domaine qui ne l’exploite pas.

Cependant, le Requérant allègue de la notoriété des signes “LE CLUB TOTAL”, “TOTAL LE CLUB” et “CLUB TOTAL” dans la mesure où ils ont été utilisé auprès du public de manière constante depuis 1993.

Compte tenu de la notoriété avérée de la marque TOTAL dans le monde, l’expert examinera l’atteinte portée aux signes “LE CLUB TOTAL”, “TOTAL LE CLUB” et “CLUB TOTAL” au vu des dispositions de l’article L713-5 du Code de la Propriété Intellectuelle.

La jurisprudence française considère par ailleurs qu’il y a abus de droit en cas de dépôt d’un nom de domaine identique à la marque d’un tiers bénéficiant d’une renommée, cette usurpation étant sanctionnée sur le fondement de l’article L713-5 du Code de la Propriété Intellectuelle (TGI Nanterre, 16 septembre 1999, <vichy.com>). La renommée de la marque LE CLUB TOTAL est indiscutable. L’expert estime que cette notoriété n’est pas étrangère à l’adoption du nom de domaine très proche par le Défendeur. La Cour de cassation a récemment étendu l’application de l’article L 713-5 du Code de la Propriété Intellectuelle aux signes identiques ou voisins (Cass Com, 12 juillet 2005). L’expert est d’avis que la réservation du nom de domaine litigieux constitue un abus de droit. 

En conséquence, les signes “LE CLUB TOTAL”, “TOTAL LE CLUB” et “CLUB TOTAL” étant notoires, il importe peu que le nom de domaine <clubtotal.fr> ait été actif. L’expert retient donc l’atteinte aux signes “LE CLUB TOTAL”, “TOTAL LE CLUB” et “CLUB TOTAL” par le nom de domaine litigieux à savoir <clubtotal.fr>, en application des dispositions de l’article L713-5 du Code de la Propriété Intellectuelle.

Atteinte aux noms de domaine

Par ailleurs, le Requérant invoque également l’atteinte par les noms litigieux à ses noms de domaine <total.fr> et <total.com>.

La Cour d’Appel de Paris a clairement énoncé le 18 octobre 2000 que “si le nom de domaine, compte tenu notamment de sa valeur commerciale pour l’entreprise qui en est propriétaire, peut justifier d’une protection contre les atteintes dont il fait l’objet, encore faut-il que les parties à l’instance établissent leurs droits sur la dénomination revendiquée, l’antériorité de son usage par rapport au signe contesté et le risque de confusion que la diffusion de celui-ci peut entraîner dans l’esprit du public” (CA Paris, 18 octobre 2000, Virgin Interactive Entertainment Ltd et Virgin Interactive Entertainment Sarl / France Télécom et BDDP-TBWA).

Ainsi si trois conditions sont réunies, à savoir l’antériorité du nom de domaine du Requérant, son exploitation et qu’un risque de confusion entre le nom de domaine du Requérant et le nom de domaine contesté est caractérisé, alors un nom de domaine peut porter atteinte à un autre nom de domaine.

En l’espèce, l’Expert retient qu’il est clairement établi que les noms de domaine du Requérant sont antérieurs à la réservation des noms contestés et qu’ils sont exploités. Par ailleurs, et comme évoqué précédemment, le risque de confusion entre les signes est avéré.

En conséquence, l’atteinte aux noms de domaine est retenue en application des dispositions de l’article 1382 du Code civil.

Comportement déloyal en matière commerciale

L’article 1382 du Code civil français prévoit que “Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.”

Ainsi l’enregistrement d’un nom de domaine similaire et dans un secteur d’activité similaire ou proche peut être considéré comme constitutif d’actes de concurrence déloyale et parasitaire (Tribunal de grande instance de Lille, 10 juillet 2001).

Par ailleurs, l’offre à la vente des noms est un des éléments démontrant l’enregistrement et l’usage de mauvaise foi d’un nom de domaine bien qu’il ne soit pas suffisant en tant que tel (Tribunal de grande instance de Paris 3ème chambre, 2ème section Jugement du 23 septembre 2005, Hôtels Meridien / Sedo, Stéphane H.).

En proposant le nom de domaine <totale.fr> à la vente sur son site, le Défendeur a tenté de tirer un profit financier de la réservation du nom de domaine.

Par ailleurs, l’expert relève également que le Défendeur a déjà été fait l’objet de décisions de transfert dans le cadre de PARL (Application des Gazs, SAS c. KLTE Ltd, OMPI litige n° DFR2005-0004, <campingaz.fr>; Les Echos c. KLTE Ltd, OMPI litige n° DFR2005-0012, <lesecho.fr>).

Ces éléments concordent pour démontrer le comportement déloyal en matière commerciale en application de l’article 1382 du Code civil.

B) Les droits du Requérant

L’expert estime que le Requérant a démontré que les marques TOTAL et LE CLUB TOTAL sont exploités pour présenter la société Total SA, ainsi que les produits et services proposés par TOTAL et notamment LE CLUB TOTAL servant à récompenser la fidélité des clients.

Le Requérant est ainsi fondé à solliciter le transfert à son profit des noms de domaine litigieux, en conformité avec les dispositions de la Charte.

 

7. Décision

Conformément aux articles 20(b) et (c) du Règlement, l’expert ordonne la transmission au profit du Requérant des noms de domaine <totale.fr> et <clubtotal.fr>.


Nathalie Dreyfus
Expert

Le 11 janvier 2006