Blurred Lines – La différence entre inspiration et appropriation
Ben Challis, conseiller juridique, Glastonbury Festivals Limited (Royaume-Uni)
Si les compositeurs avaient du mal à clairement définir la frontière entre “s’inspirer” de l’œuvre d’un tiers et “se l’approprier”, la décision rendue par un jury fédéral des États-Unis d’Amérique dans l’affaire “Blurred Lines” pourrait bien ajouter encore à la confusion, notamment dans le domaine du hip-hop et du rap, où le sampling et le remix sont monnaie courante.
Après avoir connu un succès phénoménal en 2013, le titre de Robin Thicke Blurred Lines restera dans les mémoires comme l’un des morceaux ayant fait le plus couler d’encre ces 10 dernières années. Déjà sujet à controverse en raison du contenu de ses paroles et de sa vidéo promotionnelle, le titre a déclenché une deuxième vague de polémique dans la presse en février et mars 2015, après que la famille de la légende de la soul américaine Marvin Gaye eut obtenu gain de cause en justice, un jury fédéral ayant décidé que cette chanson plagiait le tube de 1977 de Marvin Gaye intitulé Got To Give It Up. Au titre de cette décision, Robin Thicke et le coauteur de la chanson, Pharrell Williams, ont été condamnés à verser 7,4 millions de dollars É.-U. de dommages-intérêts.
L'affaire
L’affaire Blurred Lines (Williams c. Bridgeport Music, Inc. (n° 13-06004) (C.D. Cal. 19 novembre 2013)) a débuté lorsque Robin Thicke, Pharrell Williams et le rappeur TI (Clifford Harris Jr.), les interprètes de la chanson, réagirent à certaines préoccupations quant à l’existence de similitudes entre les deux enregistrements et cherchèrent à obtenir un jugement déclaratoire comme quoi aucune atteinte au droit d’auteur n’avait été commise.
Avant la tenue du procès, le juge de district John Kronstadt rendit un arrêt visant à empêcher l’avocat de la famille de Marvin Gaye, Richard S. Busch, de faire écouter les deux enregistrements côte à côte, au motif que l’affaire portait non pas sur l’enregistrement sonore mais sur la composition représentée par la partition. En ce qui me concerne, j’ai du mal à accepter la décision du jury selon laquelle les deux chansons présentent une très grande similitude.
Il est intéressant de noter que cette décision a été rendue deux semaines à peine après le verdict dans l’affaire Stay With Me, au titre duquel Tom Petty et Jeff Lynne se virent accorder 25% des ventes du morceau, interprété et coécrit par Sam Smith, au motif qu’il plagiait le titre de Tom Petty sorti en 1989, I Won’t Back Down.
La différence entre “inspiration” et “appropriation” a toujours été ténue.
Il est apparu au cours du procès (notamment suite au témoignage de Robin Thicke en personne) que bien que la paternité de la chanson lui eut été attribuée, l’interprète n’avait que très peu contribué à sa composition. Il ne manqua pas en revanche de divertir le jury en reprenant toute une série d’extraits aussi variés que With or Without You, de U2, Forever Young, d’Alphaville, No Woman, No Cry, de Bob Marley, Man In The Mirror, de Michael Jackson ou Let it Be, des Beatles, pour montrer que des morceaux très dissemblables pouvaient être assemblés de manière homogène et qu’il n’était pas rare de retrouver certains éléments musicaux typiques d’un titre à l’autre.
En tant qu’auteur et producteur principal, Pharrell Williams déclara que la musique de Marvin Gaye et la soul des années 70 avaient bercé son enfance mais précisa que selon lui, il était inconcevable de chercher à “prendre quelque chose à quelqu’un que l’on aime”.
Au lendemain de la sortie du titre, Pharrell Williams indiqua qu’il y avait peut-être des similitudes entre l’œuvre de Marvin Gaye et la sienne mais que cela n’avait pas fait partie de manière intentionnelle du processus de création. Richard S. Busch, au nom de la famille de Marvin Gaye, lui demanda si selon lui, Blurred Lines traduisait l’ambiance de l’époque à laquelle le prince de la soul enregistrait ses morceaux.
On peut effectivement parler d’“ambiance”, lui répondit Pharrell Williams, “pas d’atteinte”.
Analyse
Aux États-Unis d’Amérique, la loi sur l’échantillonnage d’enregistrements sonores semblait très claire au lendemain de la décision rendue dans l’affaire Bridgeport Music, Inc. c. Dimension Films (410 F.3d 792 (6th Cir. 2005)) où, dans le cadre de cette autre affaire menée par Richard S. Busch, la cour d’appel des États-Unis d’Amérique pour le sixième circuit avait déclaré : “Si vous voulez faire du sampling, achetez les droits”. Bien qu’une récente décision impliquant le rappeur Jay-Z puisse laisser planer un doute quant au caractère péremptoire de cette approche, un certain flou continuera inévitablement de régner autour de la composition musicale, la justice ayant toujours eu beaucoup de mal à tracer une frontière nette entre inspiration et appropriation.
Il y a 99 ans dans l’affaire Haas c. Leo Feist, Inc. (234 F. 105 (S.D.N.Y. 1916)), le juge Learned Hand avait été amené à comparer deux œuvres pour établir s’il y avait eu plagiat. Dénigrant l’originalité des deux œuvres, le juge remarqua l’apparition de tonalités identiques au même moment dans les deux morceaux. Quelques années auparavant, dans une décision rendue dans l’affaire Hein c. Harris (1910), ce même juge avait utilisé une “méthode comparative” semblable et avait finalement tranché en faveur du plaignant au motif que sur les 17 mesures que comptaient les œuvres, 13 étaient “sensiblement identiques”. Dans l’affaire Haas, il donna également raison au plaignant en raison d’un “parallélisme qui, à [son] oreille, semblait ne pas relever du pur hasard”. En 1930, le juge Learned Hand amena à considérer sous un nouvel angle la problématique de l’idée et de l’expression de l’idée. Dans l’affaire Nichols c. Universal Pictures Corp. (45 F.2d 119, 121 (2d Cir. 1930)), il insista sur le fait que la différence entre ces deux notions était fondamentalement arbitraire, déclarant de manière quelque peu révélatrice : “nul n’a jamais été en mesure de délimiter la frontière entre ces deux notions, et nul ne le sera jamais”. Nombreux sont ceux qui, à la lecture de l’affaire Blurred Lines, auront sans doute été du même avis.
Certains se rappelleront peut-être de la complexité de l’affaire Bright Tunes Music c. Harrisongs Music et al. (420 F. Supp 177 (1976)) où, en 1979, l’ancien membre des Beatles George Harrison fut finalement condamné à verser 587 000 dollars É.-U. pour avoir “plagié de manière inconsciente” la mélodie de la chanson He’s So Fine, des Chiffons, dans sa chanson My Sweet Lord.
Selon un observateur, en comparant les deux chansons, “on aurait du mal à se ranger du côté de l’ancien membre des Beatles”. C’est son point de vue. À l’époque, je me souviens avoir trouvé les deux titres (ou les enregistrements que j’en avais entendus) très différents l’un de l’autre, ce qui ne fut pas le cas du juge Richard Owen. “George Harrison a-t-il délibérément utilisé la musique de He’s So Fine? Je ne pense pas qu’il l’ait fait de manière intentionnelle. Pour autant, il est évident que la mélodie de My Sweet Lord et celle de He’s So Fine sont identiques; seul le texte change. Or George Harrison avait accès à la chanson He’s So Fine. Aux yeux de la loi, il s’agit d’une atteinte au droit d’auteur, et même si le plagiat était inconscient, il n’en reste pas moins qualifié en tant que tel”, déclara-t-il.
Dans l’affaire Blurred Lines, l’expert en musicologie de la famille de Marvin Gaye avait étudié les partitions et les enregistrements sonores des deux œuvres et avait trouvé huit éléments “sensiblement identiques” qui allaient “au-delà de la simple coïncidence”. La famille soutint qu’il était peu probable que l’œuvre d’un tiers présente tous ces éléments “selon un agencement identique”.
Personnellement, je préfère l’analyse faite préalablement au procès par le musicologue indépendant Joe Bennett. Après avoir examiné les lignes de basse, il a déclaré : “En faisant une comparaison note par note, la différence saute aux yeux. Ces lignes de basse reposent sur des notes, des rythmes et des phrasés différents les uns des autres. Elles sont même tirées de gammes musicales différentes. Les notes de basse de Robin Thicke appartiennent toutes au mode mixolydien, contrairement à la ligne de basse de Marvin Gaye, qui s’appuie sur la gamme pentatonique mineure.”
En réponse à l’allégation selon laquelle Blurred Lines copie la ligne de basse de Mavin Gaye, Joe Bennett a déclaré : “Si tel est bien le cas, et si Robin Thicke et ses acolytes ont effectivement ‘copié la ligne de basse’, alors ils ont modifié la plupart des tonalités, ils ont déplacé plein de notes et en ont supprimé d’autres. Autrement dit, ils ont créé leur propre ligne de basse originale.” S’agissant de l’utilisation de cloches de vache, le musicologue explique que : “Les cloches de vache utilisées par Robin Thicke (en réalité, une cloche de vache associée à un autre instrument à percussion au son plus proche de celui d’une clave électronique), syncopent sur les doubles-croches; or la mélodie de Marvin Gaye s’appuie très clairement sur des croches. Le seul point commun, c’est que chaque riff reprend les trois premières croches de la mesure.”
Portée pratique
Au lendemain du procès, la plupart des commentaires furent négatifs, soulignant que toute création musicale est forcément inspirée et que les genres, les ambiances et le groove ne devraient pas faire l’objet d’une protection au titre du droit d’auteur.
Selon le Time Magazine, cette décision allait probablement donner un coup d’arrêt à l’écriture de nouvelles chansons. Certains allèrent plus loin encore, estimant que l’échantillonnage devait être reconnu comme élément indissociable de la création musicale contemporaine et que tout ce qu’il fallait retenir de cette décision, c’était que le droit d’auteur n’était plus en phase avec les méthodes actuelles de production musicale. D’après ces observateurs, la gamme musicale standard ne comprend qu’un nombre de notes limité et, globalement, chacun s’accorde désormais à reconnaître que certaines expressions ne peuvent pas être protégées par le droit d’auteur. D’autres affirmèrent que l’un des objectifs du droit d’auteur, c’est d’encourager la créativité, pas de l’étouffer, d’où le point de vue selon lequel le droit d’auteur protège uniquement l’expression des idées, pas les idées en elles-mêmes. D’autres enfin prétendirent que l’utilisation transformative peut, tout au moins aux États-Unis d’Amérique, faire l’objet d’une protection au titre de l’usage loyal. Au bout du compte, le sentiment général semblait être qu’“il est bon de prévoir un certain niveau de protection, mais pas d’en abuser”. Comme toujours, tout dépend de là où se situe la ligne de démarcation.
Le rappeur TI partagea l’avis de Pharrell Williams et Robin Thicke et déclara que cette décision créait “un horrible précédent pour la musique et la créativité”. Leur avocat, Howard King, affirma que le verdict “affectait la créativité des jeunes artistes aspirant à se jucher sur les épaules d’autres musiciens”.
Je crois qu’au Royaume-Uni, même si elle avait conclu à l’existence d’un “lien fortuit”, la justice aurait rendu un avis différent. Bien sûr, la décision de savoir s’il y avait eu plagiat ou non aurait été du ressort d’un seul juge et pas d’un jury de huit citoyens. Or les juges parviennent souvent à des conclusions différentes. L’affaire Francis Day & Hunter c. Bron ((1963) Ch. 587) est un bon exemple de la façon dont des juges peuvent aborder des faits identiques de manière quelque peu distincte, ce qui signifie que toute décision dans un domaine aussi flou que celui qui nous occupe relève quelque peu du hasard.
Comme on pouvait s’y attendre, un appel a d’ores et déjà été officiellement interjeté dans l’affaire Blurred Lines. “Nous devons tout faire pour que ce verdict soit renversé, dans l’intérêt des compositeurs du monde entier”, a déclaré Howard King devant la presse. “Mes clients savent qu’ils ont puisé au plus profond d’eux-mêmes pour créer ce morceau, pas auprès de sources extérieures. Nous sommes déterminés à utiliser tous les recours à notre disposition pour faire annuler ce verdict. Pour nous, c’est une nouvelle manche qui débute, et ce ne sera sans doute pas la dernière”, a-t-il affirmé à Fox News. La décision de la cour d’appel pourrait bien créer un important précédent.
En juillet, le juge Kronstadt a ramené à 5,3 millions de dollars É.-U. le montant des dommages-intérêts que le jury avait condamné Pharrell Williams et Robin Thicke à verser. Parallèlement, il a ajouté UMG Recordings, Interscope, Star Trak Entertainment, ainsi que le rappeur TI, sur la liste des défendeurs. Il a rejeté la demande d’injonction de la famille de Marvin Gaye mais lui a accordé le versement de redevances à hauteur de 50% des recettes dégagées par l’édition musicale de la chanson Blurred Lines.
Une version de cet article a initialement été publiée dans le Journal of Intellectual Property Law & Practice (2015) 10 (8).
Ben Challis est un juriste britannique spécialisé dans le droit de la musique et du divertissement. Il est également membre du conseil d’administration de l’Institute of Crowd Education, professeur de droit invité à l’Université nouvelle du Buckinghamshire et professeur invité à l’Université de Sheffield Hallam. Il est le rédacteur de www.musiclawupdates.com et publie des articles sur le blog www.the1709blog.blogspot.co.uk.
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