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Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI

DÉCISION DE L’EXPERT

Ubisoft AG contre UBI Games S.A. / Ubi Soft Entertainment Johansson

Différend N° DCH2012-0011

1. Les parties

Le Requérant est Ubisoft AG de Allschwil, Suisse, représenté à l’interne.

La Partie adverse est UBI Games S.A. / Ubi Soft Entertainment Johansson de Lausanne, Suisse, représenté à l’interne (également cité comme le “Défendeur” dans la présente décision).

2. Le nom de domaine

Le différend concerne le nom de domaine <ubisoft.ch> (le “Nom de Domaine”).

3. Rappel de la procédure

Une demande a été déposée par Ubisoft AG auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 23 avril 2012.

En date du 23 avril 2012, le Centre a adressé une requête au registre SWITCH, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le Requérant. En date du 24 avril 2012, SWITCH a confirmé que la Partie adverse est bien le détenteur du Nom de Domaine et a transmis ses coordonnées. Suite à une notification d’irrégularité de la demande, le Requérant a fait parvenir au Centre un amendement à la demande en date du 4 mai 2012.

Le Centre a vérifié que la demande et l’amendement répondent bien aux exigences des Dispositions relatives à la procédure de règlement des différends pour les noms de domaine “.ch” et “.li” (ci après les “Dispositions”) adoptées par SWITCH, registre du “.ch” et du “.li”, le 1er mars 2004.

Conformément au paragraphe 14 des Dispositions, le 8 mai 2012, une transmission de la demande valant ouverture de la présente procédure, a été adressée à la Partie adverse. Conformément au paragraphe 15(a) des Dispositions, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 28 mai 2012.

La Partie adverse a déposé une réponse à la demande en date du 24 mai 2012 et a exprimé sa volonté de ne pas prendre part à une audience de conciliation conformément au paragraphe 15(d) des Dispositions. En date du 4 juin 2012, le Requérant a déposé auprès du Centre une demande de poursuite de procédure et présentant des arguments pour fonder sa demande.

En date du 18 juin 2012, le Centre nommait dans le présent différend comme expert Jacques de Werra. L’expert constate qu’il a été désigné conformément aux Dispositions. L’expert a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 4 des Dispositions.

4. Les faits

Le Requérant est une société anonyme qui a été inscrite au registre du commerce du canton de Bâle-Campagne le 18 avril 1988. La société a pour but social notamment le développement, la fabrication et la commercialisation de produits en caoutchouc de silicone et la vente et la commercialisation de lunettes, de parties de lunettes, de verres et de lentilles.

Le Défendeur est la société Ubi Games SA dont le but social est la représentation dans le domaine de l’informatique contre qui la demande a été dirigée par le Requérant selon amendement de la demande notifié le 4 mai 20121.

Le Nom de Domaine a été enregistré le 14 novembre 2001. Le Défendeur l’utilise dans le cadre de son activité commerciale pour la vente de jeux vidéo, le Nom de Domaine renvoyant au site “www.ubi.com” qui est le site général du groupe “Ubisoft” qui commercialise des jeux vidéo sous la marque UBISOFT (“le Groupe Ubisoft”), le nom de domaine <ubisoft.com> étant également utilisé. Le Défendeur est affilié au Groupe Ubisoft2.

Une société du Groupe Ubisoft (soit Ubisoft Entertainment) est titulaire des marques internationales suivantes comportant le terme “Ubisoft” (conjointement “la Marque”) qui désignent divers pays dont la Suisse:

- Marque combinée UBISOFT n° 663179 enregistrée le 31 octobre 1996 pour divers produits et services en classes 9, 28 et 41;

- Marque verbale UBISOFT n° 836751 enregistrée le 9 avril 2004 pour divers produits et services en classes 9, 16, 25, 28, 35, 38, 41 et 42.

Le Défendeur a changé sa raison sociale de “Ubi Soft Entertainment SA” en “Ubi Games SA” par décision de son assemblée générale tenue le 8 septembre 2004, suite à la demande du Requérant, ce dernier ayant déposé une requête de mesures provisionnelles devant le Tribunal d’arrondissement de Lausanne dans ce but en date du 6 septembre 2004, cette requête ayant été retirée ultérieurement suite au changement de raison sociale opéré par le Défendeur.

5. Argumentation des parties

A. Requérant

Le Requérant considère en substance que suite au changement de raison sociale opéré par le Défendeur en 2004, ce dernier n’a plus de droit d’utiliser le Nom de Domaine, ce droit devant revenir au Requérant, le Requérant ayant été inscrit au registre du commerce du canton de Bâle-Campagne en 1988.

Le Requérant indique qu’il est la seule société en Suisse à porter le nom “Ubisoft” et que par conséquent le Nom de Domaine doit lui revenir.

B. Défendeur

Le Défendeur invoque pour sa part le fait qu’il utilise la Marque sous licence depuis plusieurs années en Suisse ainsi que le Nom de Domaine dans le cadre de son activité commerciale de vente de jeux vidéo en Suisse.

L’utilisation du Nom de Domaine ne constitue pas une violation du droit à la raison de commerce du Requérant, le Requérant étant une société active dans le domaine du développement, de la fabrication, et de la vente des produits de caoutchouc de silicone et des autres matières plastiques, le Défendeur étant pour sa part actif dans le domaine de l’informatique. Il n’y a pas de preuve de confusion avérée dans la demande du Requérant, les activités respectives des parties étant totalement différentes.

Le Défendeur conteste porter atteinte au droit du Requérant en raison de l’usage du nom “Ubisoft” qui est destiné à une clientèle totalement différente et spécialisée en ce qui concerne les clients du Défendeur.

L’usage de la dénomination “Ubisoft” et du Nom de Domaine par le Défendeur est légitime et ne constitue pas une infraction “claire” selon le droit suisse, car cet usage ne crée aucune confusion dans l’esprit des clients respectifs des parties. En l’absence d’éléments fautifs du Défendeur, de risque de confusion et en l’absence de concurrence entre les sociétés, il n’y a pas d’infraction “claire” aux droits du Requérant qui s’imposerait d’évidence.

6. Discussion et conclusions

Conformément à l’article 24(c) des Dispositions, l’expert fait droit à la demande lorsque l’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine litigieux constitue clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au requérant selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein. Les Dispositions définissent à l’article 1 par ailleurs la notion de “droit attaché à un signe distinctif” comme un “droit reconnu par l’ordre juridique qui découle de l’enregistrement ou de l’utilisation d’un signe et qui protège son titulaire contre les atteintes à ses intérêts générées par l’enregistrement ou l’utilisation par des tiers d’un signe identique ou similaire; il s’agit notamment, mais pas exclusivement, du droit relatif à un nom commercial, à un nom de personne, à une marque ou à une indication géographique, ainsi que des droits de défense résultant de la législation sur la concurrence déloyale”.

Il convient donc de procéder à un examen des faits à la lumière du droit suisse (respectivement du Liechtenstein) des signes distinctifs, essentiellement le droit des marques, des raisons de commerce, au nom et de la concurrence déloyale, afin de déterminer si le Requérant dispose d’un droit attaché à un signe distinctif. Il faut ensuite établir si l’enregistrement ou l’usage du Nom de Domaine par la Partie adverse constitue “clairement” une infraction à ce droit.

A ce sujet, l’article 24(d) des Dispositions précise qu’il y a “clairement infraction à un droit en matière de propriété intellectuelle notamment lorsque

i. aussi bien l’existence du droit attaché à un signe distinctif invoqué que son infraction résultent clairement du texte de la loi ou d’une interprétation reconnue de la loi et des faits exposés, et qu’ils ont été prouvés par les moyens de preuve déposés; et que

ii. la partie adverse n’a pas exposé et prouvé des raisons de défense importantes de manière concluante; et que

iii. l’infraction, selon la demande en justice formulée, justifie le transfert ou l’extinction du nom de domaine.”

Etant donnée l’exigence posée dans les Dispositions d’une infraction “claire”, une décision de transfert ou d’extinction du nom de domaine n’est prise que si elle se justifie d’évidence. Compte tenu de la nature des Dispositions laquelle limite sérieusement les moyens d’instruction à disposition de l’expert, cette évidence doit s’imposer rapidement et non pas suite à un examen laborieux (cf. Edipresse Publications SA c. Florian Kohli, Litige OMPI No. DCH2005-0026; I-D Media AG c. Id-Média Sàrl, Litige OMPI No. DCH200--0018; Zurich Insurance Company, Vita Lebensversicherung-Gesellschaft c. Roberto Vitalini, Litige OMPI No. DCH2005-0012; Veolia Environnement SA c. Malte Wiskott, Litige OMPI No. DCH2004-0010).

A. Le requérant a-t-il un droit attaché à un signe distinctif selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein?

Le Requérant bénéficie de la protection de sa raison sociale (articles 951 et 956 CO) et également de la protection du droit au nom (article 28 CC), ces droits étant invocables dans le cadre des procédures soumises aux Dispositions comme la présente procédure. Voir par example Luzerner Kantonalbank AG c. Jan Kowalski, Litige OMPI No. DCH2010-0008 et SAP AG c. Edvjobs.ch AG, Litige OMPI No. DCH2010-0017.

Le Requérant bénéficie ainsi d’un droit attaché à un signe distinctif selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein.

B. L’enregistrement ou l’utilisation du nom de domaine constitue-t-il clairement une infraction à un droit attaché à un signe distinctif attribué au requérant selon le droit de la Suisse ou du Liechtenstein?

Pour répondre à cette question, il convient de rappeler en premier que la jurisprudence du Tribunal fédéral a constaté qu’un nom de domaine est comparable à un signe distinctif, comme un nom, une raison sociale ou une marque (TF, arrêt 4A_92/2011 consid. 4). Ainsi, la fonction d’identification des noms de domaine a pour conséquence qu’ils doivent se distinguer suffisamment des signes distinctifs appartenant à des tierces personnes et protégés par un droit absolu, cela afin d’empêcher des confusions. En principe, si le signe utilisé comme nom de domaine est protégé par le droit au nom, le droit des raisons de commerce ou le droit des marques, le titulaire des droits exclusifs y afférents peut interdire au tiers non autorisé l’utilisation de ce signe comme nom de domaine. En outre, les noms de domaine doivent répondre aux exigences de la loyauté selon le droit de la concurrence (ATF 128 III 353 consid. 3 p. 357/358; 126 III 239 consid. 2b et 2c p. 244/245).

La jurisprudence enseigne toutefois qu’en cas de collision entre divers droits, il convient de peser les intérêts en présence, afin de parvenir à la solution la plus équitable possible (ATF 128 III 353 consid. 3 p. 358; 126 III 239 consid. 2c p. 245; 125 III 91 consid. 3c p. 93 et les arrêts cités). Il n’existe dès lors pas de règle en vertu de laquelle la priorité serait donnée au signe distinctif qui a été enregistré en premier.

En effet, en cas de conflit entre le droit découlant d’une marque et celui issu d’une raison de commerce, le législateur n’a pas introduit de règle de prééminence lorsque des lois protégeant des signes de nature différente se chevauchent, car tous ces droits sont de même valeur (ATF 125 III 91, consid. 3c p. 93).

La jurisprudence prévoit qu’il faut en premier lieu déterminer si le demandeur peut se prévaloir d’une atteinte à son droit exclusif (p.ex. droit au nom) ou d’un comportement déloyal de la part du défendeur. Ce n’est que si l’une ou l’autre de ces hypothèses est réalisée qu’il y aura lieu de trancher un éventuel conflit entre le droit au nom, voire le droit de la concurrence déloyale, et le droit à la marque (TF, arrêt 4A_92/2011 consid. 4; cf. arrêt 4C.199/2001 du 6 novembre 2001 consid. 5b, in sic! 2002 p. 162). Ces principes valent également en cas de conflits entre une raison sociale et une marque.

En l’occurrence, la question de savoir si le Requérant peut se prévaloir d’une hypothétique atteinte à son droit à sa raison sociale (ou à son nom) n’a pas besoin d’être tranchée, car même à supposer que cela soit le cas, le conflit entre un tel droit et le droit à la marque (le Défendeur pouvant se prévaloir de la protection de la Marque) penchera en faveur de ce dernier. Le Requérant bénéficie en effet de la protection de sa raison sociale qui a été inscrite en 1988. De son côté, le Défendeur bénéficie de l’usage de la Marque dont le premier enregistrement remonte à 1996. Le Défendeur est en effet légitimé à utiliser la dénomination “Ubisoft” en Suisse sur le fondement d’une autorisation d’usage de la Marque concédée par le titulaire, ce que l’expert admet compte tenu de l’appartenance du Défendeur au Groupe Ubisoft laissant conclure à l’existence d’une autorisation d’usage de la Marque. L’absence de production d’un contrat de licence dans la présente procédure n’est pas déterminante à cet égard, l’expert relevant au demeurant qu’un contrat de licence de marque n’est soumis à aucune forme en droit suisse, de sorte qu’un tel contrat peut être conclu de manière tacite.

Dans une telle situation, par analogie avec le raisonnement adopté par le Tribunal fédéral dans l’affaire Rytz qui concernait également un conflit entre une marque et une raison sociale (ATF 125 III 91 consid. 3 c p. 93 s.), force est de constater que le Défendeur n’a manifestement pas choisi la désignation “Ubisoft” dans une volonté d’appropriation de la raison sociale du Requérant, cette désignation étant au contraire fondée sur des raisons objectives, liées à l’existence d’une marque (soit la Marque) enregistrée et utilisée par le groupe Ubisoft avant l’enregistrement du Nom de Domaine, le Défendeur n’apparaissant dès lors pas comme un nouveau concurrent du Requérant qui chercherait, par l’ouverture d’un site et l’enregistrement du Nom de Domaine, à profiter de la désignation “Ubisoft” correspondant à la raison sociale du Requérant.

Dans ces circonstances, l’intérêt du Défendeur à utiliser le Nom de Domaine (qui correspond à la Marque) pour désigner son site Internet l’emporte sur l’intérêt du Requérant à se prévaloir de son hypothétique droit à la raison sociale de sorte que le conflit entre le droit à la raison sociale du Requérant et le droit à la marque dont peut se prévaloir le Défendeur doit être tranché en faveur de ce dernier.

On peut rappeler dans ce contexte que l’article 24(d) des Dispositions dispose qu’il y a “clairement infraction à un droit en matière de propriété intellectuelle notamment lorsque

i. aussi bien l’existence du droit attaché à un signe distinctif invoqué que son infraction résultent clairement du texte de la loi ou d’une interprétation reconnue de la loi et des faits exposés, et qu’ils ont été prouvés par les moyens de preuve déposés; et que

ii. la partie adverse n’a pas exposé et prouvé des raisons de défense importantes de manière concluante; et que

iii. l’infraction, selon la demande en justice formulée, justifie le transfert ou l’extinction du nom de domaine.”

En l’occurrence, le Défendeur a exposé être légitimé à utiliser la dénomination “Ubisoft” en Suisse sur le fondement d’une autorisation d’usage de la Marque concédée par le titulaire, ce qui constitue des raisons de défense importantes au sens de la disposition précitée (ii).

Il résulte en outre de ce qui précède qu’aucune infraction claire de son droit de la propriété intellectuelle n’a été démontrée par le Requérant, l’expert considérant au contraire que au vu des circonstances de l’espèce l’intérêt du Défendeur prévaut sur celui du Requérant, de sorte qu’aucune infraction n’a été constatée.

Le Requérant évoque que des confusions se sont produites et qu’il reçoit régulièrement des appels téléphoniques qui concernent en réalité le Défendeur. Outre le fait que ces confusions n’ont pas été prouvées par le Requérant, on relèvera que de telles confusions ne sont aucunement liées au Nom de Domaine (ce que le Requérant ne prétend d’ailleurs pas) puisque la consultation de ce dernier par un internaute ne peut pas conduire à une prise de contact erronée avec le Requérant, le site associé au Nom de Domaine renvoyant au contraire au site général du Groupe Ubisoft et ne pouvant dès lors créer de confusion avec le Requérant.

Dans ces circonstances, l’expert constate qu’il n’y a pas d’infraction à un droit en matière de propriété intellectuelle du Requérant, le Défendeur ayant de surcroît démontré des raisons de défense importantes de manière concluante au sens de l’article 24(d)ii des Dispositions.

7. Décision

Pour les raisons énoncées ci-dessus, l’expert rejette la demande du Requérant.

Jacques de Werra
Expert
Le 2 juillet 2012


1 Etant relevé que la désignation formellement indiquée par le registre pertinent SWITCH en lien avec le Nom de Domaine, soit “Ubi Soft Entertainment Johansson”, ne correspond à aucune personne morale, ce qui n’est pas contesté par les parties au litige, la réponse du Défendeur étant faite exclusivement au nom de Ubi Games SA.

2 Les adresses de courriel des personnes de contact du Défendeur dans le cadre de la présente procédure ayant une extension “[ ]@ubisoft.com”; “http://www.ubisoftgroup.com/en-US/about_ubisoft/world_presence/biz_switzerland.aspx”; le conseil d’administration du Défendeur est présidé par le président directeur général (CEO) du Groupe Ubisoft, “http://www.ubisoftgroup.com/en-US/about_ubisoft/management.aspx”.