Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI
DÉCISION DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE
Carrefour contre Joyce Germscheid
Litige No. D2018-1095
1. Les parties
Le Requérant est Carrefour, de Boulogne-Billancourt, France, représenté par Dreyfus & associés, France.
Le Défendeur est Joyce Germscheid, de St. Paul, Minnesota, Etats-Unis d'Amérique (“Etats-Unis”).
2. Nom de domaine et unité d’enregistrement
Le nom de domaine litigieux <carrefourassurance.net> est enregistré auprès de Gandi SAS (ci-après désigné “l’Unité d’enregistrement”).
3. Rappel de la procédure
Une plainte a été déposée en français par Carrefour auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 16 mai 2018. En date du 16 mai 2018, le Centre a adressé une requête à l’Unité d’enregistrement aux fins de vérification des éléments du litige, tels qu'ils avaient été communiqués par le Requérant. Le 17 mai 2018, l’Unité d’enregistrement a transmis sa vérification au Centre confirmant l’ensemble des données du litige.
Le 25 mai 2018 le Centre a notifié aux Parties, en anglais et en français, que la langue du contrat d’enregistrement était l’anglais. Le 29 mai 2018, le Requérant a déposé une plainte amendée comprenant une demande afin que le français soit la langue de la procédure. Le Défendeur n’a pas apporté de commentaires concernant cette demande.
Le Centre a vérifié que la plainte et la plainte amendée répondaient bien aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés “Principes directeurs”), aux Règles d’application des Principes directeurs (ci-après dénommées les “Règles d’application”), et aux Règles supplémentaires de l’OMPI (ci-après dénommées les “Règles supplémentaires”) pour l’application des Principes directeurs précités.
Conformément aux paragraphes 2 et 4 des Règles d’application, le 31 mai 2018, une notification de la plainte, valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au Défendeur. Conformément au paragraphe 5 des Règles d’application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 20 juin 2018. Le Défendeur n’a fait parvenir aucune réponse.
En date du 28 juin 2018, le Centre nommait le professeur François Dessemontet comme expert dans le présent litige. La Commission administrative constate qu’elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d’application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d’application.
4. Les faits
Le Groupe Carrefour est l’un des leaders de la distribution, étant actif dans plus de 30 pays avec près de 12,000 magasins et divers sites de commerce électronique. Ce Groupe emploie environ 380,000 collaborateurs et il a réalisé en 2016 un volume d’affaires sous enseignes de 103.7 milliards d’euros. Le Groupe est principalement actif en Europe, en Amérique latine et en Asie.
Le Groupe carrefour pratique de nombreuses activités commerciales. Le public français notamment connaît son activité de banque et d’assurance, lancée en 1981. Un site officiel “Carrefour banque et Assurance”existe: “www.carrefour-banque.fr”. Des assurances variées y ont proposées, par exemple pour les véhicules, les habitations, la famille et les personnes.
Le Groupe Carrefour a déposé diverses marques à son nom:
- Marque de l’Union Européenne CARREFOUR, N° 005178371, enregistrée le 30 août 2007, dûment renouvelée, désignant des produits et services en classes internationales 9, 35 et 38;
- Marque française ASSURANCES CARREFOUR, N° 97674940, enregistrée le 23 avril 1997, dûment renouvelée, désignant des produits et services en classe internationale 36;
- Marque française CARREFOUR BANQUE ET ASSURANCE, N° 3585950, enregistrée le 2 juillet 2008, dûment renouvelée, designant des produits et services en classe internationale 36.
En outre, le Requérant est titulaire de plusieurs noms de domaine parmi lesquels <carrefour.com>, enregistré le 25 octobre 1995, et <carrefourassurance.com>, enregistré le 18 avril 2000.
5. Argumentation des parties
A. Requérant
Le Requérant soutient en substance que le nom de domaine litigieux est identique, ou à tout le moins fortement similaire, aux marques qu’il a déposées. Un risque de confusion est créé pour les internautes car ils pourraient croire que ce nom de domaine donne accès à un site qui les renseignera sur les activités et les offres de Carrefour Assurance.
La seule interversion des termes “assurances et carrefour”ne serait pas suffisante pour écarter le risque de confusion entre la marque et le domaine litigieux.
De surcroît, le Défendeur n’aurait aucun droit sur le nom de domaine ni aucun intérêt légitime qui s’y rattacherait. Le Défendeur n’est pas affilié au Requérant. Il n’en a pas reçu d’autorisation quelconque pour enregistrer ses marques ou tout nom de domaine incorporant l’une ou l’autre d’entre elles.
Au demeurant, le Défendeur n’a pas développé une activité quelconque en s’appuyant sur le nom de domaine litigieux, car celui-ci renvoie à une page d’erreur.
Finalement, le Requérant soutient que le nom de domaine a été enregistré de mauvaise foi. Le Défendeur ne pourrait avoir ignoré les droits préférables de Carrefour, fondés sur une marque notoire. Cette notoriété existe à travers le monde, et diverses décisions de Commissions administratives de l’OMPI ont admis cette notoriété. Or la connaissance de la marque préférable d’un tiers au moment de l’enregistrement est un indice de mauvaise foi.
L’usage de mauvaise foi au sens des textes applicables ne se limite pas à des actions positives. Un enregistrement non suivi d'exploitation indique que le Défendeur souhaitait peut-être en tirer un bénéfice par la vente du nom de domaine litigieux au Requérant ou à l’un de ses concurrents.
Le Requérant demande en conséquence que le nom de domaine litigieux lui soit transféré.
B. Défendeur
Le Défendeur n’a pas répondu aux arguments du Requérant.
6. Discussion et conclusions
6.1. Langue de la procédure
Selon l'article 11(a) des Règles d’application, sauf convention contraire entre les parties, ou sauf stipulation contraire du contrat d’enregistrement, la langue de la procédure administrative est la langue du contrat d'enregistrement, à moins que la Commission administrative n’en décide autrement au regard des circonstances de la procédure administrative.
En l’espèce, la langue du contrat d'enregistrement est l’anglais. Toutefois, la Commission administrative note que le Requérant a déposé la plainte et la plainte amendée en français et demande que le français soit la langue de la procédure. Le Requérant allègue, à cet égard, que le nom de domaine litigieux est composé de la marque CARREFOUR suivi du terme générique français “assuranceˮ et que de procéder dans une autre langue que le français entrainerait des coûts supplémentaires. De plus, la Commission administrative note que le Centre a invité (en anglais et en français) le Défendeur à se prononcer sur la question de la langue de la procédure et que celui-ci n’a pas répondu.
Au regard des éléments susmentionnés, la Commission administrative considère, en l’absence de réponse du Défendeur sur ce point, que celui-ci est familier avec la langue française et fait droit à la demande formée par le Requérant. La Commission décide de rendre la présente décision en langue française.
6.2. Questions au fond
A. Identité ou similitude prêtant à confusion
Le Requérant est titulaire d’une marque notoire, CARREFOUR, enregistrée dans l’Union Européenne. Il est également titulaire, entre autres, des marques ASSURANCES CARREFOUR et CARREFOUR BANQUE & ASSURANCE enregistrées en France.
L’élément distinctif de ces marques est le terme CARREFOUR. A l’origine, il s’agissait peut-être d’un terme générique. Cependant, par un usage continu et privatif remontant à 1963, le Requérant s’est assuré un droit exclusif sur la marque CARREFOUR. Les marques ASSURANCES CARREFOUR et CARREFOUR BANQUE & ASSURANCE, tout en ne jouissant pas de la même immense notoriété que la marque fondamentale CARREFOUR, demeurent utilisées depuis 21 ans dans le premier cas, et dix ans dans l’autre, et ne sont donc pas inconnues dans la branche.
Le nom de domaine litigieux reprend l’élément essentiel et notoire CARREFOUR, et l’assortit de l’adjonction “assuranceˮ placée directement à la suite de la marque CARREFOUR, ce qui conduit à une quasi-identité de la marque française ASSURANCES CARREFOUR et du nom de domaine litigieux. Le suffixe “.net” n’est en aucune façon suffisamment distinctif, comme aucun des noms de domaine de premier niveau.
L’internaute prendrait-il connaissance de l’infime différence entre les marques du Requérant et le nom de domaine litigieux, il n’en déduirait pas moins que ce nom de domaine est lié aux activités commerciales du Requérant dans le domaine des assurances. Il penserait peut-être qu’il s’agit d’un nom de domaine appartenant au Requérant, ou du moins d’un nom de domaine appartenant à un concessionnaire ou agent quelconque du Requérant. La possibilité d’une confusion est certaine.
B. Droits ou intérêts légitimes
Le Défendeur n’est lié au Requérant par aucun accord commercial, autorisation d’usage, licence, ou contrat de représentation quelconque lui permettant d’enregistrer ou d’exploiter le nom de domaine litigieux. En outre, le Défendeur ne porte bien évidemment pas un nom qui se rattache d’une manière ou de l’autre à ASSURANCE CARREFOUR, puisqu’il apparaît comme une personne physique sous le nom de Joyce Germsheid.
Ainsi, il ne semble pas qu’aucun motif justifie que le Défendeur réserve le nom de domaine litigieux pour son compte. Il ne possède aucun droit ni intérêt légitime à ce faire.
C. Enregistrement et usage de mauvaise foi
L’enregistrement paraît survenu de mauvaise foi. D’une part, la marque CARREFOUR et ses dérivés sont de notoriété internationale. Il est notoire que les actions de CARREFOUR SA sont disponibles pour des opérations boursières hors cote (“Over the Counter”) aux Etats-Unis comme ailleurs. Il est impossible que le Défendeur ait ignoré l’existence du Requérant et de sa marque CARREFOUR au moment d’enregistrer le nom de domaine litigieux.
Dans ces conditions, l’enregistrement du nom de domaine en litige aboutit à priver l’ayant-droit à la marque CARREFOUR de toute possibilité de l’utiliser. Il s’agit d’un usage de mauvaise foi, qui ne pourrait conduire qu’à une forme de négociation menée sous pression indue, dans laquelle le Défendeur exigerait un paiement pour céder le nom de domaine.
7. Décision
Pour les raisons exposées ci-dessus, et conformément aux paragraphes 4(i) des Principes directeurs et 15 des Règles d’application, la Commission administrative ordonne que le nom de domaine litigieux <carrefourassurance.net> soit transféré au Requérant.
François Dessemontet
Expert Unique
Le 5 juillet 2018