WIPO

Centre d'arbitrage et de médiation de l'OMPI

 

DÉCISION DE L'EXPERT

Lexisnexis SA contre Michael Bugay

Litige n° DFR2008-0026

 

1. Les parties

Le requérant est la société Lexisnexis SA, Paris, France, représenté par le Cabinet Plasseraud, Paris, France.

Le défendeur est Monsieur Michael Bugay, Paris, France.

 

2. Nom de domaine et prestataire Internet

Le litige concerne le nom de domaine <jurisclasseur.fr> enregistré le 22 décembre 2006.

Le prestataire Internet est la société EuroDNS S.A.

 

3. Rappel de la procédure

Une demande déposée par le Requérant auprès du Centre d'arbitrage et de médiation de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) a été reçue le 3 juin 2008, par courrier électronique et le 5 juin 2008, par courrier postal.

Le 4 juin 2008, le Centre a adressé à l'Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (ci-après l'“AFNIC”) une demande aux fins de vérification des éléments du litige et de gel des opérations.

Le 5 juin 2008, l'AFNIC a confirmé l'ensemble des données du litige.

Le Centre a vérifié que la demande répond bien au Règlement sur la procédure alternative de résolution des litiges du “.fr” et du “.re” par décision technique (ci-après le “Règlement”) en vigueur depuis le 11 mai 2004, et applicable à l'ensemble des noms de domaine du “.fr” et du “.re” conformément à la Charte de nommage de l'Afnic (ci-après la “Charte”).

Conformément à l'article 14(c) du Règlement, une notification de la demande, valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au Défendeur le 10 juin 2008. Conformément au paragraphe 5(a) des Règles d'application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 30 juin 2008. Le Défendeur n'ayant adressé aucune réponse, le Centre a notifié le défaut du Défendeur en date du 1er juillet 2008.

Le 15 juillet 2008, le Centre nommait un Expert dans le présent litige. Cependant, en raison d'un conflit potentiel, cet Expert a jugé nécessaire de se récuser postérieurement.

Le 28 juillet 2008, le Centre a donc procédé à nommer un autre expert, Stéphane Lemarchand, dans le présent litige. L'Expert constate qu'il a été nommé conformément au Règlement. L'Expert a adressé au Centre une déclaration d'acceptation et une déclaration d'impartialité et d'indépendance, conformément à l'article 4 du Règlement.

 

4. Les faits

Le Requérant est la société Lexisnexis SA, société française ayant une activité d'édition dans le domaine juridique.

Le Requérant, dont la dénomination sociale antérieure était “Les Editions du Juris-Classeur” jusqu'au 13 juillet 2007, bénéficie d'une forte renommée dans le domaine de l'édition juridique de revues, d'encyclopédies à mise à jour, de CD-roms, de bases de données, de logiciels et de services Internet.

Cette renommée s'est développée grâce à l'édition de référence du Requérant depuis 1907, le Juris-Classeur.

Le Requérant est titulaire de nombreux noms de domaine incluant le terme
“Juris(-)Classeur” tels que :

- <jurisclasseur.eu> réservé depuis le 7 août 2006;

- <jurisclasseur.com> réservé le 21 septembre 1999;

- <jurisclasseur.biz> réservé depuis au moins le 9 novembre 2001;

- <jurisclasseur.info> réservé depuis le 9 août 2001;

- <jurisclasseur.tm.fr> réservé depuis le 30 décembre 1996;

- <juris-classeur.com> réservé depuis le 1er janvier 1997;

- <juris-classeur.eu> réservé depuis le 7 août 2006;

- <juris-classeur.biz> réservé depuis le 9 novembre 2001;

- et <juris-classeur.info> réservé depuis le 9 août 2001.

Le Requérant est également titulaire de plusieurs marques françaises et internationales régulièrement renouvelées composées du terme “Juris(-)Classeur”, telles que :

- la marque française JURIS CLASSEUR n° 96 621 716, enregistrée le 18 avril 1996 (renouvelée) en classes 16, 35 et 41;

- la marque internationale correspondante JURIS CLASSEUR n° 662 158, enregistrée le 7 octobre 1996 et désignant le Benelux, l'Espagne, l'Italie et le Maroc;

- la marque française JURIS CLASSEURS n° 1 370 323, enregistrée le 12 septembre 1986 (successivement renouvelée) en classes 16 et 41, dont les droits remontent au moins au 19 octobre 1966;

- la marque française JURIS CLASSEUR n° 95 554 587, enregistrée le 23 janvier 1995 (renouvelée) associée à la marque française n° 1 370 323 ci-dessus, pour désigner des produits et services en classes 9, 16, 35, 36, 38 et 42;

- la marque internationale correspondante JURIS CLASSEUR n° 640 649 enregistrée le 3 juillet 1995 et désignant le Benelux, l'Espagne, l'Italie et le Maroc;

- la marque française JURIS-CLASSEUR CODES ET LOIS n° 3 048 962, enregistrée le 30 août 2000 en classes 9, 16, 35, 38, 41 et 42;

- la marque internationale correspondante JURIS-CLASSEUR CODES ET LOIS n° 754 774, enregistrée le 1er février 2001, revendiquant une protection au Benelux et en Suisse;

- la marque française JURIS-CLASSEUR JURIS-CODE n° 3 055 933, enregistrée le 5 octobre 2000 en classes 9, 16, 35, 38, 41 et 42;

- la marque internationale correspondante JURIS-CLASSEUR JURIS-CODE n° 761 859, enregistrée le 30 mars 2001, désignant le Benelux et la Suisse;

- la marque française JURIS-CLASSEUR REPONSE DROIT n° 3 055 931, enregistrée le 5 octobre 2000 en classes 9, 16, 35, 38, 41 et 42

- et la marque internationale correspondante JURIS-CLASSEUR REPONSE DROIT n° 760 152, enregistrée le 30 mars 2001, désignant le Benelux et la Suisse.

Le Défendeur a procédé à l'enregistrement du nom de domaine <jurisclasseur.fr> le 22 décembre 2006, de façon anonyme.

Afin d'obtenir les informations personnelles permettant l'identification du titulaire du nom de domaine contesté, le Requérant a fait délivrer le 4 janvier 2008 une assignation en référé devant le Tribunal de Grande Instance de Versailles à l'encontre de l'Association Française pour le Nommage Internet en Coopération (AFNIC) aux fins de faire ordonner une mesure d'instruction ad futurum.

Le 14 février 2008, le Tribunal a rendu une ordonnance de référé ordonnant la communication par l'AFNIC au Requérant de toute information personnelle permettant d'identifier le titulaire du nom de domaine contesté.

L'AFNIC a transmis les informations relatives à l'identification du titulaire du nom de domaine contesté au Requérant par courrier postal en date du 28 février 2008.

Le Requérant a envoyé une lettre recommandée avec demande d'avis de réception au titulaire du nom de domaine contesté le 28 mars 2008, à l'adresse qui lui avait été transmise par l'AFNIC. L'Expert n'a pu avoir accès au contenu de cette lettre, celle-ci ne lui ayant pas été communiquée par le Requérant. Ce courrier a été retourné au Requérant par La Poste avec la mention “n'habite pas à l'adresse indiquée”.

Le Requérant n'ayant pu prendre contact avec le Défendeur pour obtenir le transfert du nom de domaine <jurisclasseur.fr>, c'est dans ces conditions que le Centre a été saisi du présent litige.

 

5. Argumentation des parties

A. Requérant

Le Requérant soutient qu'il est détenteur de droits antérieurs sur le signe
“Juris(-)classeur” à titre de noms de domaine et de marques françaises et internationales.

Le Requérant fait également valoir qu'il exploite pour ses activités encyclopédiques le nom commercial notoire “Jurisclasseur” depuis 1907, nom commercial qui était également sa dénomination sociale jusque récemment.

Le Requérant soutient, tout d'abord, que le nom de domaine <jurisclasseur.fr> reproduit intégralement le signe “Jurisclasseur” sur lequel le Requérant est détenteur de droits antérieurs, ces derniers devant, par conséquent, être considérés comme identiques.

Le Requérant fait également valoir que l'adjonction du domaine national de premier niveau “.fr” ne résulte que d'une condition technique pour permettre au titulaire d'un nom de domaine de pouvoir relever de la zone France (‘country code Top Level Domain') et doit être exclue du champ d'appréciation dans le cadre de la comparaison des signes en cause.

Le Requérant soutient, par conséquent, que l'enregistrement du nom de domaine <jurisclasseur.fr> par le Défendeur constitue une atteinte à ses droits antérieurs.

Le Requérant fait également valoir que l'utilisation du nom de domaine contesté par le Défendeur porte aussi atteinte aux droits du Requérant.

Le Requérant constate que, préalablement au blocage du nom de domaine par l'AFNIC, l'adresse ‘www.jurisclasseur.fr' renvoyait vers un site Internet alors actif proposant, sur la page d'accueil, des liens “pay-per-click” vers des sites Internet en relation avec les domaines juridiques.

Le Requérant soutient que tous les liens hypertextes de cette page Internet seraient en relation avec les produits et services spécifiques au Requérant et renverraient vers des concurrents directs du Requérant ou des sociétés ayant une activité similaire.

Selon le Requérant, l'ensemble de ces éléments constitue (i) une exploitation commerciale de l'adresse URL “www.jurisclasseur.fr” et (ii) l'acquisition d'un nom de domaine en vue de la revente à un titulaire de droits, générant un gain financier pour son titulaire.

Le Requérant en conclut que le Défendeur tire indûment profit de la notoriété des marques, dénomination sociale, nom commercial et noms de domaine du Requérant et que l'enregistrement de <jurisclasseur.fr> n'aurait été effectué que dans un but purement lucratif.

En outre, le Requérant fait valoir que le Défendeur n'entendrait pas exploiter le nom de domaine pour l'activité propre, mais uniquement pour tirer indûment profit des investissements financiers et publicitaires du Requérant, un tel agissement constituant, selon lui, une violation du principe de loyauté en matière commerciale.

Enfin, le Requérant soutient que le fait, pour le Défendeur, d'avoir communiqué une adresse non conforme à l'AFNIC lors de l'enregistrement du nom de domaine <jurisclasseur.fr>, rendant par conséquent impossible tout contact par voie postale, doit être considéré comme ayant un caractère aggravant, le Défendeur ne remplissant pas les conditions de titularité posées par la Charte de Nommage de l'AFNIC.

Le Requérant soutient que l'enregistrement et l'utilisation du nom de domaine litigieux <jurisclasseur.fr> constitueraient donc une atteinte aux droits de propriété intellectuelle dont il est titulaire et caractériseraient un comportement déloyal et fautif de la part du Défendeur et, dans tous les cas, contraire aux bonnes pratiques commerciales.

En conséquence, le Requérant sollicite le transfert du nom de domaine <jurisclasseur.fr> à son profit.

B. Défendeur

Le Défendeur n'a adressé aucune réponse au Centre.

 

6. Discussion

L'Expert constate que le Requérant invoque un enregistrement et/ou une utilisation d'un nom de domaine litigieux par le Défendeur en violation de ses droits et sollicite en conséquence la transmission de ce nom de domaine à son profit.

Conformément au paragraphe 20(c) du Règlement, l'Expert “fait droit à la demande lorsque l'enregistrement ou l'utilisation du nom de domaine par le Défendeur constitue une atteinte aux droits des tiers telle que définie à l'article 1 du présent règlement et au sein de la Charte et, si la mesure de réparation demandée est la transmission du nom de domaine, lorsque le Requérant a justifié de ses droits sur l'élément objet de ladite atteinte et sous réserve de sa conformité avec la Charte”.

L'Expert rappelle que, conformément à l'article 1 du Règlement, l'“atteinte aux droits des tiers” s'entend, au titre de la Charte, comme “une atteinte aux droits des tiers protégés en France et en particulier à la propriété intellectuelle (propriété littéraire et artistique et/ou propriété industrielle), aux règles de la concurrence et du comportement loyal en matière commerciale et au droit au nom, au prénom, ou au pseudonyme d'une personne”.

En conséquence, l'Expert s'est attaché à vérifier, au vu des arguments et pièces soumis par les parties, si l'enregistrement et/ou l'utilisation du nom de domaine <jurisclasseur.fr> portait atteinte aux droits du Requérant et, le Requérant sollicitant la transmission de ce nom de domaine à son profit, si celui-ci justifie de droits sur ce nom de domaine.

(i) Enregistrement du nom de domaine litigieux

La reproduction et/ou l'imitation de marques ou autres droits privatifs appartenant à un tiers ou exploités par un tiers sans autorisation constituent une atteinte qui doit être sanctionnée.

En l'espèce, l'Expert constate que le Requérant justifie être titulaire de droits privatifs antérieurs sur la dénomination “Juris(-)Classeur” visant le territoire français depuis au moins 1966, et ce notamment par le biais de plusieurs marques françaises, toutes les marques ayant été régulièrement renouvelées.

L'Expert constate également que le Requérant est titulaire de plusieurs noms de domaine comportant la marque JURIS(-)CLASSEUR enregistrés antérieurement au nom de domaine litigieux.

De plus, l'Expert constate que la dénomination “Juris(-)Classeur” jouit d'une certaine renommée s'agissant plus particulièrement des publications juridiques.

L'Expert constate que le nom de domaine litigieux reproduit le terme
“Juris(-)Classeur” présent dans toutes les marques et les noms de domaine précités dont est titulaire le Requérant.

Du fait de cette forte similitude entre les droits du Requérant et le nom de domaine litigieux, il existe un réel risque de confusion entre les signes pour les internautes, ces derniers étant amenés à penser que le nom de domaine litigieux <jurisclasseur.fr> correspond au site officiel français du Requérant.

A cet égard, il est admis que la présence de l'extension “.fr” au sein du nom de domaine litigieux – inhérente au fonctionnement des noms de domaine – ne permet pas d'écarter tout risque de confusion (SARL Abcyne contre Jeremie Guyot, Litige OMPI No. DFR2007-0001).

L'Expert constate que le site Internet accessible à l'adresse “www.jurisclasseur.fr” proposait, avant le blocage par l'AFNIC, des liens hypertextes en relation avec les activités juridiques, cœur d'activité du Requérant.

Dès lors il est peu probable que le Défendeur, au jour de l'enregistrement du nom de domaine litigieux, à savoir en décembre 2006, n'avait pas connaissance du Requérant, de son activité et de sa présence sur Internet.

En tout état de cause, il appartenait au Défendeur, avant de procéder à l'enregistrement du nom de domaine, conformément à l'article 19(1) de la Charte de Nommage de l'AFNIC de vérifier que cet enregistrement ne portait pas atteinte aux droits des tiers.

Par conséquent, l'Expert considère que l'enregistrement du nom de domaine <jurisclasseur.fr> par le Défendeur est intervenu en violation des droits du Requérant.

(ii) Utilisation du nom de domaine en violation des droits des tiers

Il résulte des investigations de l'Expert que le nom domaine litigieux correspond à un site dit “parking” redirigeant l'internaute vers d'autres sites ayant un lien avec les activités juridiques. Il est constant que l'exploitation d'un site “parking” permet une rémunération de l'exploitant à chaque fois qu'un internaute se redirige vers un site commercial lié.

L'Expert considère que le fait pour le Défendeur de rediriger le nom de domaine litigieux vers une page “parking” démontre sa volonté purement spéculative, entendant ainsi tirer profit de la notoriété des droits antérieurs du Requérant par le trafic généré.

L'utilisation du nom de domaine litigieux par le Défendeur, même limitée à une présence sur un site “parking”, constitue une violation des droits des tiers et, en particulier, des droits du Requérant qui détient des marques antérieures (Sanutri AG contre Lantec Corporation, Litige OMPI No. DFR2007-0011).

Par conséquent, l'Expert considère que le Défendeur a enregistré et utilisé, en violation des droits du Requérant, le nom de domaine <jurisclasseur.fr> et que le Requérant est fondé à en demander le transfert à son profit.

 

7. Décision

Conformément aux articles 20(b) et (c) du Règlement, l'Expert ordonne la transmission au profit du Requérant du nom de domaine <jurisclasseur.fr>.


Stéphane Lemarchand
Expert

Le 29 août 2008