WIPO

Centre d'arbitrage et de médiation de l'OMPI

DÉCISION DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE

Société PagesJaunes contre Ilhan Yazar

Litige n° D2010-0480

1. Les parties

Le Requérant est Société PagesJaunes de Sèvres, France, représenté par DS Avocats, France.

Le Défendeur est Ilhan Yazar de Bischeim, France.

2. Nom de domaine et unité d'enregistrement

Le litige concerne le nom de domaine <pagesjaunesturc.com>.

L'unité d'enregistrement auprès de laquelle le nom de domaine est enregistré est 1&1 Internet AG.

3. Rappel de la procédure

Une plainte a été déposée par Société PagesJaunes auprès du Centre d'arbitrage et de médiation de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 9 mars 2010.

En date du 30 mars 2010, le Centre a adressé une requête à l'unité d'enregistrement du nom de domaine litigieux, 1&1 Internet AG, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le Requérant. Le 1er avril 2010, l'unité d'enregistrement a transmis sa vérification au Centre confirmant l'ensemble des données du litige.

Le Centre a vérifié que la plainte répond bien aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés “Principes directeurs”), aux Règles d'application des Principes directeurs (ci-après dénommées les “Règles d'application”), et aux Règles supplémentaires de l'OMPI (ci-après dénommées les “Règles supplémentaires”) pour l'application des Principes directeurs précités.

Conformément aux paragraphes 2(a) et 4(a) des Règles d'application, le 7 avril 2010, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au Défendeur. Conformément au paragraphe 5(a) des Règles d'application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 27 avril 2010. Le Défendeur n'a fait parvenir aucune réponse. En date du 29 avril 2010, le Centre notifiait le défaut du Défendeur.

En date du 20 mai 2010, le Centre nommait dans le présent litige comme expert-unique Martine Dehaut. La Commission administrative constate qu'elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d'application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d'acceptation et une déclaration d'impartialité et d'indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d'application.

4. Les faits

Les faits suivants ont été établis à suffisance par le Requérant :

Le Requérant, société française, est la régie publicitaire et l'éditrice d'un annuaire professionnel identifié sous les noms Les Pages Jaunes ou Pages Jaunes. Cet annuaire est notamment disponible sous format électronique, et est accessible entre autres depuis le site <pagesjaunes.fr>.

Dans le cadre de ses activités, le Requérant est notamment titulaire des marques françaises PAGESJAUNES No. 03 3 235 816, LESPAGESJAUNES No. 99 800 903, LES PAGES JAUNES No. 99 800 906, PAGESJAUNES No. 02 3 192 140, PAGESJAUNES.FR No. 02 3 142 481 et PAGESJAUNES.FR No. 02 3 142 482, visant des produits et services relevant en tout ou partie des classes suivantes : 9, 16, 35, 38, 41, 42 et 43.

Les marques du Requérant jouissent en France d'une importante notoriété. Ainsi, à titre d'illustration, les sites Internet du Requérant comptent parmi les 10 sites les plus visités en France, en octobre 2009, selon Médiamétrie (8e site le plus visité, juste après ceux de Facebook, Free ou yahoo!, et avant celui de Youtube). De fait, l'expression “annuaire pages jaunes” a enregistré la seconde plus forte progression au cours du mois d'octobre 2009 parmi les mots clés tapés par les internautes, selon Médiamétrie. Par ailleurs, un procès verbal de l'Association pour le Contrôle de la Diffusion des Médias relève qu'au cours du mois d'octobre 2009, le site <pagesjaunes.fr> du Requérant a reçu plus de 76 millions de visites de la part d'internautes basés en France.

Le Requérant a pris connaissance de l'existence du nom de domaine litigieux <pagesjaunesturc.com>, réservé le 6 mai 2009 par le Défendeur, Monsieur Ilhan Yazar, et non exploité.

Estimant que l'existence de ce nom de domaine porte atteinte à ses droits, le Requérant a adressé deux courriers de mise en demeure au Défendeur, les 8 et 25 juin 2009. Ces deux missives sont restées sans réponse.

Par suite, le Requérant a décidé de déposer une plainte auprès du Centre en vertu des Principes directeurs..

5. Argumentation des parties

A. Requérant

En substance, le Requérant indique dans la plainte que :

- Le nom de domaine litigieux est similaire à ses droits de marques, qu'il reprend à l'identique en position d'attaque; l'adjonction du suffixe “turc” peut tout au plus donner l'impression que le nom de domaine réservé est tout particulièrement destiné à un public turc;

- Le Défendeur n'a ni droit ni intérêt légitime sur le nom de domaine litigieux;

- Que le Défendeur a agit dans l'intérêt de nuire au Requérant lors de l'enregistrement du nom de domaine, et que l'absence d'usage dudit nom de domaine “caractérise la réservation passive et illégitime”.

B. Défendeur

Le Défendeur n'a pas répondu à la plainte.

6. Discussion et conclusions

Le paragraphe 4(a) des Principes directeurs impose au Requérant d'apporter la preuve que les trois conditions suivantes sont réunies cumulativement :

- Le nom de domaine est identique ou semblable au point de prêter à confusion, à une marque de produits ou de services sur laquelle le Requérant a des droits,

- Le Défendeur ne dispose d'aucun droit sur le nom de domaine ni aucun intérêt légitime qui s'y attache,

- Le nom de domaine est enregistré et utilisé de mauvaise foi.

La Commission administrative examinera ci-après le bien fondé de l'argumentation du Requérant sur ces trois points.

A. Identité ou similitude prêtant à confusion

Abstraction faite du domaine générique de premier niveau .COM, qui n'est pas appropriable, les signes à comparer sont en l'espèce différentes marques françaises semi-figuratives PAGES JAUNES, LES PAGES JAUNES, PAGESJAUNES.FR, et l'expression “pagesjaunesturc”, prononcée “pages jaunes turc”.

Le nom de domaine présente ainsi une similitude propre à générer une confusion, au sens de la disposition appliquée. En effet, le nom de domaine litigieux reprend à l'identique et en position d'attaque l'expression PAGES JAUNES constituant certaines des marques antérieures, et y adjoint le suffixe “turc”. Ainsi que le relève la Requérante, le nom de domaine litigieux peut tout au plus être perçu par les Internautes comme une déclinaison des marques PAGESJAUNES et LESPAGESJAUNES, tout particulièrement destinée à un public turc ou d'origine turc.

B. Droits ou légitimes intérêts

Le paragraphe 4(c) des Principes directeurs énumère de manière non-exhaustive un certain nombre de circonstances de nature à établir les droits ou l'intérêt légitime d'un défendeur sur un nom de domaine telles que :

(i) avant d'avoir eu connaissance du litige, le défendeur a utilisé le nom de domaine ou un nom correspondant au nom de domaine en relation avec une offre de bonne foi de produits ou de services, ou fait des préparatifs sérieux à cet effet,

(ii) le défendeur (individu, entreprise ou autre organisation) est connu sous le nom de domaine considéré, même sans avoir acquis de droits sur une marque de produits ou de services, ou

(iii) le défendeur fait un usage non commercial légitime ou un usage loyal du nom de domaine sans intention de détourner à des fins lucratives les consommateurs en créant une confusion ni de ternir la marque de produits ou de services en cause.

Le Requérant a indiqué que le Défendeur n'est pas associé à ses activités, et n'a pas été autorisé à exploiter les marques du Requérant, y compris à titre de nom de domaine.

En choisissant de ne pas répondre, le Défendeur n'a pas précisé s'il disposait de droits ou intérêts d'une quelconque nature sur l'expression “pagesjaunesturc”.

Dans ces conditions, et considérant les conclusions de la Commission administrative relatives à la mauvaise foi du Défendeur, il y a lieu de considérer que ce dernier n'a aucun droit ou intérêt légitime sur le nom de domaine litigieux.

C. Enregistrement et usage de mauvaise foi

Selon le paragraphe 4(b) des Principes directeurs, la réalisation de l'une des circonstances suivantes est susceptible d'établir que le nom de domaine a été enregistré et utilisé de mauvaise foi :

i) les faits montrent que le défendeur a enregistré ou acquis le nom de domaine essentiellement aux fins de vendre, de louer ou de céder d'une autre manière l'enregistrement de ce nom de domaine au requérant qui est le propriétaire de la marque de produits ou de services, ou à un concurrent de celui-ci, à titre onéreux et pour un prix excédant le montant des frais qu'il peut prouver avoir déboursé en rapport direct avec ce nom de domaine,

ii) le défendeur a enregistré le nom de domaine en vue d'empêcher le propriétaire de la marque de produits ou de services de reprendre sa marque sous forme de nom de domaine, et est coutumier d'une telle pratique,

iii) le défendeur a enregistré le nom de domaine essentiellement en vue de perturber les opérations commerciales d'un concurrent, ou

iv) en utilisant ce nom de domaine, le défendeur a sciemment tenté d'attirer, à des fins lucratives, les utilisateurs de l'Internet sur un espace Web ou autre site en ligne lui appartenant, en créant une probabilité de confusion avec la marque du requérant en ce qui concerne la source, le commanditaire, l'affiliation ou l'approbation de son espace ou espace Web ou d'un produit ou service qui y est proposé.

Il convient de rappeler qu'en application des Principes directeurs, le Requérant ne peut obtenir gain de cause qu'à la double condition d'établir que le nom de domaine litigieux a été enregistré de mauvaise foi, et est utilisé de mauvaise foi.

S'agissant en premier lieu de l'enregistrement de mauvaise foi, la Commission administrative constate que le Défendeur, domicilié en France, peut difficilement ignorer l'existence des marques notoires du Requérant. Celles-ci ont accompagné le quotidien des français depuis des décennies, d'abord sous forme d'un annuaire distribué dans tous les foyers de l'hexagone, puis depuis quelques années sous format électronique, par le biais notamment d'un service accessible depuis le site Internet <pagesjaunes.fr>. Les documents joints à la plainte par le Requérant, qui proviennent de sources indépendantes et fiables (Médiamétrie et l'Association pour le Contrôle de la Diffusion des Médias), permettent de constater que les sites Internet du Requérant comptent parmi les plus populaires en France. Ainsi, les preuves apportées dans le cadre de cette plainte permettent d'établir la grande notoriété des marques du Requérant en France et notamment parmi les utilisateurs de l'Internet.

A cet égard, la Commission administrative émet des réserves sur l'opinion exprimée il y a une dizaine d'années dans le cadre de l'affaire France Télécom v. Les pages jaunes francophones, Litige OMPI No. D2000-0489, dans laquelle la Commission administrative alors saisie avait notamment considéré que l'expression “Pages Jaunes” était clairement descriptive d'un type d'annuaire, et notamment en France.

En tout état de cause, dans le cadre limité de sa mission, la Commission administrative n'a pas compétence pour remettre en cause la validité des marques du Requérant, et en l'espèce force est de constater que tant le caractère distinctif intrinsèque que la notoriété de ces marques ont été confirmés à plusieurs reprises par les tribunaux français.

Ainsi, et à titre d'illustration, par un arrêt du 9 mars 2010, la chambre commerciale de la Cour de cassation française a confirmé l'arrêt de cour d'appel qui avait relevé que le caractère distinctif de la marque LES PAGES JAUNES s'étendait notamment au substantif PAGES, et que la notoriété acquise par cette marque s'étendait, pour les annuaires téléphoniques, à ce seul substantif. Partant, la Cour d'Appel a pu reconnaître que la marque PAGES TELECOM pourrait être perçue comme une déclinaison de la marque LES PAGES JAUNES. De même, dans un jugement du 3 mars 2010, le Tribunal de Grande Instance de Paris a rappelé le caractère arbitraire du jaune comme couleur pour un annuaire professionnel, a rejeté la demande de nullité de la marque PAGES JAUNES, et a reconnu la notoriété de cette marque, “automatiquement attribuée à la société PagesJaunes par le public pertinent constitué des particuliers et professionnels recherchant les coordonnées d'un professionnel et des professionnels souhaitant bénéficier d'une publicité”.

Partant, il est inconcevable que le Défendeur n'ait pas eu à l'esprit, lors de l'adoption du nom de domaine <pagesjaunesturc.com>, les marques du Requérant.

S'agissant en second lieu de l'utilisation de mauvaise foi, il est acquis dans la jurisprudence UDRP que la détention passive d'un nom de domaine est susceptible d'être considérée comme étant constitutive d'un usage de mauvaise foi, si les circonstances de l'espèce permettent à la Commission administrative de conclure en ce sens (sur cette question, voir la décision de principe Telstra Corporation Limited v. Nuclear Marshmallows, Litige OMPI No. D2000-0003).

En l'espèce, compte tenu de la notoriété attachée aux marques du Requérant, et à l'omniprésence de ces marques sur l'Internet, la Commission administrative ne conçoit pas que le nom de domaine litigieux, qui incorpore une marque notoire placée en position d'attaque, puisse faire l'objet d'une utilisation de bonne foi.

Dans ces conditions, il y a lieu de faire droit à la demande de radiation sollicitée par le Requérant.

7. Décision

Pour les motifs exposés ci-dessus, et en application du paragraphe 4(i) des Principes directeurs, et du paragraphe 15 des Règles, la Commission administrative ordonne la radiation du nom de domaine <pagesjaunesturc.com>.


Martine Dehaut
Expert Unique

Le 3 juin 2010