WIPO

Centre d'arbitrage et de médiation de l'OMPI

DÉCISION DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE

Société Nationale des Chemins de Fer Français contre Jean-Yves Creusot

Litige n° D2009-1020

1. Les parties

Le Requérant est Société Nationale des Chemins de Fer Français, Paris, France, représenté par le Cabinet Santarelli, France.

Le Défendeur est Jean-Yves Creusot, Le Thillot, France.

2. Nom de domaine et unité d'enregistrement

Le litige concerne le nom de domaine <tgv-est.mobi>.

L'unité d'enregistrement auprès de laquelle le nom de domaine est enregistré est Namebay.

3. Rappel de la procédure

Une plainte a été déposée par la Société Nationale des Chemins de Fer Français auprès du Centre d'arbitrage et de médiation de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 29 juillet 2009.

En date du 30 juillet 2009, le Centre a adressé une requête à l'unité d'enregistrement du nom de domaine litigieux, Namebay, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le Requérant. Le 31 juillet 2009, l'unité d'enregistrement a transmis sa vérification au Centre confirmant l'ensemble des données du litige.

Le Centre a vérifié que la plainte répond bien aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés “Principes directeurs”), aux Règles d'application des Principes directeurs (ci-après dénommées les “Règles d'application”), et aux Règles supplémentaires de l'OMPI (ci-après dénommées les “Règles supplémentaires”) pour l'application des Principes directeurs précités.

Conformément aux paragraphes 2(a) et 4(a) des Règles d'application, le 6 août 2009, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au Défendeur. Conformément au paragraphe 5(a) des Règles d'application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 26 août 2009. Le Défendeur a fait parvenir sa réponse le 24 août 2009.

En date du 7 septembre 2009, le Centre nommait dans le présent litige comme expert unique Martine Dehaut. La Commission administrative constate qu'elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d'application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d'acceptation et une déclaration d'impartialité et d'indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d'application.

4. Les faits

Le Requérant est la Société Nationale des Chemins de Fer Français, notoirement connue sous son sigle “SNCF”. Cette société exploite les chemins de fer français, dont des lignes à grande vitesse connues sous le sigle “TGV” (train à grande vitesse). Dans le cadre de ses activités, le Requérant est notamment titulaire des droits de marque suivants dont des extraits ont été versés au dossier :

- L'enregistrement de marque française No. 06 3 405 710 TGV ESTEUROPEEN, en date du 25 janvier 2006, au nom de la Société Nationale des Chemins de Fer Français;

- L'enregistrement de marque international No. 908 267 TGV ESTEUROPEEN, en date du 21 juillet 2006, sous priorité de l'enregistrement de marque française No. 06 3 405 710 susmentionné, au nom de la Société Nationale des Chemins de Fer Français;

- L'enregistrement de marque française No. 06 3 405 712 TGV ESTEUROPEEN en date du 25 janvier 2006, au nom de la Société Nationale des Chemins de Fer Français;

- L'enregistrement de marque international No. 908 265 TGV ESTEUROPEEN en date du 21 juillet 2006, sous priorité de l'enregistrement de marque française No. 06 3405712 susmentionné, au nom de la Société Nationale des Chemins de Fer Français ;

- Marque française TGV No. l 566 899, déposée le 17 août 1978, dûment renouvelée ;

- Marque française TGV + logo No.00 3 049 936, déposée le 6 septembre 2000 ;

- Enregistrement international TGV No.471 626, en date du 23 septembre 1982, dûment renouvelé ;

L'attention du Requérant a été portée sur le nom de domaine litigieux enregistré le 20 octobre 2006, lequel n'a apparemment pas été exploité. Le Requérant a saisi le Centre afin d'obtenir le transfert du nom de domaine à son profit.

5. Argumentation des parties

A. Requérant

En substance, les arguments du Requérant peuvent être résumés comme suit

Il existe des similitudes visuelles et phonétiques entre les marques TGV-EST et TGV-ESTEUROPEEN et le nom de domaine litigieux, propres à engendrer un risque de confusion.

A sa connaissance, le Défendeur ne détient aucun droit ou intérêt légitime sur le nom de domaine litigieux.

Le Défendeur cherche à profiter de la confusion qui pourrait naître, dans l'esprit des internautes, entre le nom de domaine litigieux et ses marques, avec pour effet un détournement de trafic des internautes. Ceci est corroboré par le fait que le Défendeur ne peut prétendre ignorer l'existence de la marque notoire TGV.

B. Défendeur

Dans sa réponse, le Défendeur fait valoir en substance les arguments suivants :

Le Requérant n'a pas déposé de marque identique “TGV EST”, et en tout état de cause les classes couvertes par les dépôts de ce dernier ne couvrent pas l'activité professionnelle principale du Défendeur. De fait, les parties ne sont pas en situation de concurrence.

Le Requérant est titulaire de différents noms de domaine très proches (<tgv-est.fr>, <tgv-est.com>, etc) non exploités, ce qui démontre son absence d'intérêt à agir dans la présente affaire.

Le nom de domaine litigieux n'a ni été utilisé à des fins lucratives, ni mis en vente.

Enfin, le Défendeur mentionne que “la mauvaise foi du Requérant peut être mise en avant. En effet, le Requérant a créé de toute pièce et volontairement un litige, aucune demande ou proposition n'a été faite au Défendeur précédemment à cette procédure administrative”.

6. Discussion et conclusions

Le paragraphe 4(a) des Principes directeurs impose au Requérant d'apporter la preuve que les trois conditions suivantes sont réunies cumulativement :

- Le nom de domaine est identique ou semblable au point de prêter à confusion, à une marque de produits ou de services sur laquelle le Requérant a des droits,

- Le Défendeur ne dispose d'aucun droit sur le nom de domaine ni aucun intérêt légitime qui s'y attache,

- Le nom de domaine est enregistré et utilisé de mauvaise foi.

D'après les éléments figurant au dossier, celle-ci est la seconde plainte déposée par le Requérant à l'encontre du Défendeur. La première affaire, remontant à fin 2007, concernait un nom de domaine identique, mais enregistré sous l'extension “.fr”. Dans cette affaire l'expert avait ordonné le transfert du nom de domaine litigieux au profit du Requérant (Société Nationale des Chemins de Fer Français contre Jean-Yves Creusot, Litige OMPI No.DFR2007-0062). Il convient toutefois de noter qu'en l'espèce les faits sont distincts – le nom de domaine litigieux n'est pas exploité, alors que l'était le nom de domaine <tgv-est.mobi> -, et que le droit applicable n'est pas le même – Principes directeurs dans la présente espèce, Charte de nommage de l'Afnic dans l'affaire précédente.

Le résultat étant de toute façon identique dans les deux procédures, puisqu'en l'espèce tous les éléments nécessaires à la reconnaissance du bien-fondé de la plainte sont réunis, ainsi que nous le constaterons dans les développements suivants.

A. Identité ou similitude prêtant à confusion

A titre liminaire, il convient d'écarter l'argument du Défendeur tiré de la jurisprudence de la Cour de cassation française en matière de litiges entre des droits de marques et des noms de domaine. S'il est vrai que la jurisprudence française impose de rechercher s'il existe une similitude, ou à tout le moins une relation de concurrence, entre les activités couvertes par les marques et les noms de domaines en conflit, une exigence tout à fait similaire n'existe pas, en revanche, dans le cadre des Principes directeurs applicable à la présente espèce.

Il existe une similitude évidente entre l'élément distinctif du nom de domaine litigieux, TGV-EST, et les diverses marques TGV et TGV-ESTEUROPEEN du Requérant. Sans entrer dans le débat du caractère distinctif ou non de l'élément “EST”, qui fait référence à la liaison ferroviaire vers l'est de la France, il est acquis que le sigle “TGV” placé en position d'attaque est identique à la marque qui jouit d'une grande notoriété dans ce pays pour désigner des transports en train à grande vitesse, ainsi que l'ont reconnu de nombreuses décisions UDRP.

B. Droits ou légitimes intérêts

Le paragraphe 4(c) des Principes directeurs énumère de manière non-exhaustive un certain nombre de circonstances de nature à établir les droits ou l'intérêt légitime du défendeur sur le nom de domaine telles que :

(i) avant d'avoir eu connaissance du litige, le défendeur a utilisé le nom de domaine ou un nom correspondant au nom de domaine en relation avec une offre de bonne foi de produits ou de services, ou fait des préparatifs sérieux à cet effet,

(ii) le défendeur (individu, entreprise ou autre organisation) est connu sous le nom de domaine considéré, même sans avoir acquis de droits sur une marque de produits ou de services, ou

(iii) le défendeur fait un usage non commercial légitime ou un usage loyal du nom de domaine sans intention de détourner à des fins lucratives les consommateurs en créant une confusion ni de ternir la marque de produits ou de services en cause.

En l'espèce, les arguments développés par le Défendeur sur ce point ne sont guère convaincants. Après avoir indiqué qu'il n'est pas en position de concurrence avec la SNCF, le Défendeur indique seulement que pour des raisons stratégiques et compte tenu du caractère public de la présente décision, il ne souhaite pas dévoiler ses activités. Cette assertion n'explique pas l'absence d'exploitation du nom de domaine litigieux depuis son enregistrement, et surtout ne permet pas à la Commission administrative de relever de droit ou d'intérêt légitime du Défendeur sur ledit nom de domaine.

Dans ces conditions, la Commission administrative constate que le Défendeur ne détient pas de droit ou d'intérêt légitime sur le nom de domaine objet de la présente plainte.

C. Enregistrement et usage de mauvaise foi

Selon le paragraphe 4(b) des Principes directeurs, la réalisation de l'une des circonstances suivantes est susceptible d'établir que le nom de domaine a été enregistré et utilisé de mauvaise foi :

i) les faits montrent que le défendeur a enregistré ou acquis le nom de domaine essentiellement aux fins de vendre, de louer ou de céder d'une autre manière l'enregistrement de ce nom de domaine au requérant qui est le propriétaire de la marque de produits ou de services, ou à un concurrent de celui-ci, à titre onéreux et pour un prix excédant le montant des frais qu'il peut prouver avoir déboursé en rapport direct avec ce nom de domaine,

ii) le défendeur a enregistré le nom de domaine en vue d'empêcher le propriétaire de la marque de produits ou de services de reprendre sa marque sous forme de nom de domaine, et est coutumier d'une telle pratique,

iii) le défendeur a enregistré le nom de domaine essentiellement en vue de perturber les opérations commerciales d'un concurrent, ou

iv) en utilisant ce nom de domaine, le défendeur a sciemment tenté d'attirer, à des fins lucratives, les utilisateurs de l'Internet sur un espace Web ou autre site en ligne lui appartenant, en créant une probabilité de confusion avec la marque du requérant en ce qui concerne la source, le commanditaire, l'affiliation ou l'approbation de son espace ou espace Web ou d'un produit ou service qui y est proposé.

A titre liminaire, il convient de rappeler que contrairement à ce que suggère le Défendeur, le Requérant n'a nullement l'obligation de contacter le Défendeur préalablement à la saisine du Centre de l'OMPI.

Les parties mentionnent toutes deux dans leurs observations l'arrêt Telstra Corporation Limited v. Nuclear Marshmallows, Litige OMPI No.D2000-0003, et plus généralement la position commune de la majorité des décisions UDRP sur la question de la reconnaissance d'un usage de mauvaise fois dans le cadre d'une détention passive de nom de domaine.

Leur interprétation de cette décision n'est finalement pas divergente : la détention passive d'un nom de domaine peut impliquer la reconnaissance d'un usage de mauvaise foi par le défendeur, à la condition toutefois que les circonstances de l'espèce permettent à la commission administrative de parvenir à cette conclusion.

A cet égard, l'immense notoriété de la marque TGV, alliée à l'écho important dans les médias du développement de la ligne EST du TGV, permettent d'affirmer que le Défendeur, domicilié en France et plus précisément dans le département des Vosges, situé à l'est du pays, avait nécessairement connaissance de la marque TGV, et de l'arrivée de ce train dans sa région, lors de l'enregistrement du nom de domaine <tgv-est.mobi>.

En enregistrant, en maintenant et en renouvelant ce nom de domaine, en connaissance de cause, le Défendeur a engendré un risque de confusion pour les internautes, et ce faisant a agit de mauvaise foi, nonobstant l'absence d'exploitation du nom de domaine.

7. Décision

Pour les motifs exposés ci-dessus, et en application du paragraphe 4(i) des Principes Directeurs, et du paragraphe 15 des Règles, la Commission administrative ordonne le transfert du nom de domaine <tgv-est.mobi> au profit du Requérant.


Martine Dehaut
Expert Unique

Le 21 septembre 2009