WIPO

 

Centre d'arbitrage et de médiation de l'OMPI

 

DÉCISION DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE

Societe Nationale de Television France 2 contre Eric Gaucher

Litige n° D2005-0624

 

1. Les parties

Le requérant est Societe Nationale de Television France 2, Paris, France, représenté par Cabinet Dreyfus & Associés, France.

Le défendeur est Eric Gaucher, Arles, France.

 

2. Noms de domaine et unité d’enregistrement

Le litige concerne les noms de domaine <kd2a.com> et <kd2a.net>.

L’unité d’enregistrement auprès de laquelle les noms de domaine sont enregistrés est Gandi SARL.

 

3. Rappel de la procédure

Une plainte a été déposée par Société Nationale de Télévision France 2 auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le “Centre”) en date du 15 juin 2005.

En date du 15 juin 2005, le Centre a adressé une requête à l’unité d’enregistrement du nom de domaine litigieux, Gandi SARL, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le Requérant. L’unité d’enregistrement a confirmé l’ensemble des données du litige en date du 16 juin 2005.

Le Centre a vérifié que la plainte répond bien aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés “Principes directeurs”), aux Règles d’application des Principes directeurs (ci-après dénommées les “Règles d’application”), et aux Règles supplémentaires de l’OMPI (ci-après dénommées les “Règles supplémentaires”) pour l’application des Principes directeurs précités.

Conformément aux paragraphes 2(a) et 4(a) des Règles d’application, le 29 juin 2005, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au défendeur. Conformément au paragraphe 5(a) des Règles d’application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 19 juillet 2005. Le 29 juin 2005, le Requérant apportait un complément d’information à sa plainte initiale. Le défendeur n’a fait parvenir aucune réponse. En date du 20 juillet 2005, le Centre notifiait le défaut du défendeur.

En date du 23 juillet 2005, le Centre nommait dans le présent litige comme expert-unique William Lobelson. La Commission administrative constate qu’elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d’application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d’application.

En date du 29 juillet, le Défendeur faisait parvenir au Centre un courrier électronique, communiqué par le Centre à la Commission Administrative le 3 août 2005.

Le 3 août 2005, le Centre notifiait aux parties une requête de complément d’information formulée par la Commission Administrative et fixait au Requérant, visé par cette requête, un délai expirant le 23 août 2005 pour produire les éléments d’information sollicités.

En date du 16 août 2005, le Requérant produisait des éléments de nature à démontrer l’exploitation et la notoriété de sa marque KD2A en France depuis une date antérieure à celle de l’enregistrement des noms de domaine contestés.

 

4. Les faits

Le Défendeur a enregistré les noms de domaine <kd2a.com> et <kd2a.net> en date du 27 novembre 2002. Selon les pièces produites par la Requérante, à la date d’introduction de la présente procédure, les noms de domaine pointaient vers un site de liens sponsorisés, certains dirigés vers un site de vente en ligne de sonneries et logos de téléphones portables, d’autres vers un site de jeux, d’autres enfin vers un site de rencontres.

Le Requérant est la plus importante chaine de télévision publique française, qui diffuse un programme destiné à la jeunesse intitulé “KD2A” ou “Carrément Déconseillé aux Adultes”.

Le Requérant a saisi le Défendeur d’une mise en demeure par l’intermédiaire de son Conseil en propriété industrielle en date du 23 février 2005, l’enjoignant de lui rétrocéder les noms de domaine.

Le 24 février 2005, le Défendeur répondait à la mise en demeure en soulignant ne pas connaître l’émission KD2A, en faisant remarquer qu’il n’était fait aucune référence au Requérant sur son site (en maintenance), en évoquant la possibilité d’une contrepartie à son renoncement aux noms de domaine.

Le 28 février 2005, le Requérant proposait au Défendeur une contrepartie financière de 100 EUR en vue du transfert des noms de domaine.

Le 2 mars 2005, le Défendeur, sans se prononcer sur cette proposition, répondait en faisant état tout d’abord d’un entretien avec son conseil selon lequel il était en droit de “vendre ces noms de domaine à l’étranger”, “d’acheter une marque portant les initiales KD2A”, “d’exploiter mes noms de domaine tant qu’il n’y pas de lien vers france2”. Le Défendeur affirmait encore avoir effectué une recherche d’antériorité de marque auprès de l’INPI et avoir décelé un enregistrement portant sur KD2A (“après quelques recherches auprès de l’INPI, la seule marque déposée sur KD2A est un nom réservé aux adultes”). Enfin, le Défendeur proposait au Requérant de lui louer de l’espace publicitaire, de lui louer les noms de domaine ou de les lui vendre.

Le 15 juin 2005, le Requérant déposait une plainte contre le Défendeur auprès du Centre, puis complétait cette dernière le 29 juin 2005 avec, d’une part, des impressions d’un forum de discussion sur un site “www.odebi.org” sur lequel le Défendeur présente dans le détail le litige qui l’oppose au Requérant et sollicite l’avis et les conseils d’internautes et, d’autre part, la nouvelle page vers laquelle sont dirigés les noms de domaine litigieux, soit une annonce invitant les internautes à apporter leur aide au Défendeur.

Le 29 juillet 2005, alors pourtant qu’il n’avait présenté aucune observation en réponse à la plainte du Requérant, le Défendeur adressait au centre un courrier électronique dans lequel il affirme que “la marque KD2A est déposée uniquement en France”, et s’étonne alors que le Requérant puisse “prétendre à un nom de domaine en .com ou .net”. Il ajoute que “ces domaines n’ont aucun rapport avec leur site kd2a.fr”.

Bien que le complément apporté par le Requérant à sa plainte et que le courrier électronique du Défendeur soient intervenus en dehors des délais prescrits, la Commission Administrative estime devoir en tenir compte, en particulier dans la mesure où ces éléments participent à une meilleure compréhension des faits de l’espèce et des motivations du Défendeur.

 

5. Argumentation des parties

A. Requérant

Le Requérant, après avoir rappelé la position qu’il occupe au sein du paysage audiovisuel français, invoque d’une part sa marque enregistrée “Carrément déconseillé aux adultes KD2A”, ainsi que la marque qu’il exploite “KD2A” et le nom de domaine qu’il a enregistré <kd2a.fr>, puis affirme que le Défendeur n’a aucun droit ni intérêt légitime sur les noms de domaine. Il rappelle pour cela que le Défendeur ne lui est en aucune manière affilié et ne bénéficie d’aucune autorisation d’usage de la marque KD2A, mais fait encore valoir que le Défendeur ne fait aucun usage légitime de KD2A sur les pages web accessibles par les noms de domaine litigieux.

Le Requérant met en avant la notoriété de sa marque et de l’émission de télévision KD2A pour en conclure que le Défendeur, ressortissant français domicilié en Arles, ne pouvait ignorer les droits attachés à la marque KD2A lors de l’enregistrement des noms de domaine contestés, de sorte que ces enregistrements ont été effectués de mauvaise foi.

Le Requérant développe enfin une argumentation tendant à démontrer que le Défendeur fait un usage de mauvaise foi des noms de domaine en les dirigeant vers des liens sponsorisés générateurs de gain financier, liens plus particulièrement destinés à un public d’enfants et d’adolescents, c’est-à-dire une cible identique à celle de l’émission KD2A : le Requérant voit là une volonté du Défendeur de détourner à son profit la notoriéte de la marque KD2A, constitutive de mauvaise foi.

B. Défendeur

Le Défendeur n’a pas présenté d’arguments en réponse à la plainte et ne conteste pas les faits énoncés par le Requérant.

Comme indiqué plus haut, il a toutefois jugé utile d’adresser au Centre un message électronique dans lequel il reconnaît explicitement les droits de marque du Requérant, en rappelant que ceux-ci sont circonscrits au territoire français. Il rappelle encore que ses noms de domaine sont sans lien avec le site “ww.kd2a.fr” du Requérant et reproche à ce dernier d’utiliser le Centre pour récupérer les noms de domaine “à moindre coût”.

 

6. Discussion et conclusions

A. Identité ou similitude prêtant à confusion

Les noms de domaine contestés sont <kd2a.com> et <kd2a.net>.

Le Requérant est titulaire d’une marque française enregistrée depuis le 7 août 2001, soit antérieurement aux noms de domaine contestés, portant sur “Carrément deconseillé aux adultes KD2A” et exploite depuis septembre 2001 la marque en relation avec un divertissement télévisé à la fois sous la forme déposée et sous la forme “KD2A”, notamment dans ses supports de communication et, pendant la diffusion de l’émission, en image incrustée sur l’écran.

La Commission administrative ne partage pas la thèse du Requérant selon laquelle au sein de sa marque enregistrée, l’élément KD2A est individualisable. La marque a été déposée sous la forme verbale, dans une police de caractère uniforme qui n’a pas pour effet de mettre en exergue ou d’isoler le sigle KD2A par rapport à la phrase “Carrément déconseillé aux adultes”. La marque telle qu’enregistrée constitue un tout indivisible dont il serait arbitraire d’individualiser un élément plutôt qu’un autre. La marque doit être perçue comme un ensemble et protège le signe tel que déposé, et non de façon isolée le seul sigle KD2A.

Dans ces conditions, la Commission Administrative conclut que les noms de domaine

contestés ne sont pas identiques à la marque enregistrée “Carrément déconseillé aux adultes KD2A», ni ne présentent avec elle de fortes similitudes visuelles ou phonétiques.

En revanche, dès lors qu’il ressort des pièces produites par le Requérant que celui-ci exploite aussi régulièrement et de façon publique sa marque sous la forme KD2A sans nécessairement l’associer à “Carrément déconseillé aux adultes” et qu’il communique ainsi de façon à ce que le sigle KD2A soit perçu comme une marque à part entière, il est permis de penser que le public établit un lien entre d’une part la phrase “Carrément déconseillé aux adultes” et le sigle “KD2A”, qui s’en veut l’abréviation fantaisiste.

Il existe donc au cas particulier un risque sérieux que le public établisse un lien direct entre d’une part les noms de domaine contestés, formés seulement du sigle “KD2A”, et la marque du Requérant, déposée sous la forme “Carrément déconseillé aux adultes KD2A”, mais le plus souvent exploitée et connue du public seulement sous la forme “KD2A”.

La Commission Administrative estime donc que les noms de domaine litigieux sont susceptibles de prêter à confusion avec la marque antérieure dans laquelle le Requérant détient des droits.

B. Droits ou légitimes intérêts

Les affirmations du Requérant selon lesquelles le Défendeur n’a aucun droit ou intérêt légitime dans les noms de domaine ne sont pas contestées.

La Commission Administrative a soigneusement examiné les courriers échangés entre les parties, ainsi que le message électronique adressé par le Défendeur au Centre en date du 29 juillet 2005, et enfin les pages du forum de discussion dans lesquelles le Défendeur expose le présent cas aux internautes, mais n’y a trouvé aucun élément de nature à établir que le Défendeur détiendrait des droits ou intérêts légitimes dans les noms de domaine litigieux.

C. Enregistrement et usage de mauvaise foi

Enregistrement de mauvaise foi

Le Requérant a apporté la justification de l’exploitation de sa marque “KD2A” depuis une date antérieure aux enregistrements des noms de domaine contestés.

Le Requérant est la première chaîne de télévision publique française et à ce titre touche la totalité des foyers français équipés d’un récepteur de télévision.

Les documents produits par le Requérant démontrent que l’émission KD2A atteint des indices d’écoute significatifs, de sorte qu’il peut en être conclu que la marque “KD2A” jouit d’une notoriété auprès du public qu’elle vise, soit les tranches d’âge de 11 à 14 ans d’une part et 15 à 24 ans d’autre part.

Même à supposer que le Défendeur relève d’une population plus âgée, la Commission Administrative estime qu’en sa qualité de téléspectateur français, il ne pouvait ignorer l’existence de l’émission KD2A, dans la mesure où la promotion de celle-ci est assurée dans des bandes annonces diffusées entre les autres programmes diffusés par le Requérant, et que non seulement la presse TV mais aussi la presse généraliste (Le Figaro, L’Express, Le Parisien, Le Monde, etc.) évoque régulièrement le contenu de l’émission KD2A (selon coupures de presse produites par le Requérant).

La Commission Administrative est aussi troublée par le fait que les liens sponsorisés vers lesquels le Défendeur a redirigé les noms de domaine ciblent, à l’instar de l’émission KD2A du Requérant, le jeune public et les adolescents. Le Défendeur à l’évidence avait bien à l’esprit l’émission KD2A du Requérant au moment de l’enregistrement des noms de domaine.

La Commission Administrative remarque encore que la plateforme de liens sponsorisés vers laquelle les noms de domaine étaient dirigés est aussi accessible par l’URL “www.domaine.anegocier.com”, laissant ainsi comprendre que le Défendeur propose en même temps ses noms de domaine à la vente ou à la location, et que le Défendeur lors de ses échanges avec le Requérant a clairement proposé la restitution des noms de domaine en contrepartie de considérations financières ou d’un courant d’affaire rémunérateur.

Il apparaît dès lors que le Défendeur, qui avait nécessairement connaissance de l’existence du programme télévisé KD2A lors de la réservation des noms de domaine contestés, a enregistré ceux-ci dans un but spéculatif.

Un tel comportement est constitutif de mauvaise foi.

Usage de mauvaise foi

La Commission Administrative remarque en premier lieu qu’alors que les noms de domaine ont été enregistrés en novembre 2002, le Défendeur n’a jamais depuis développé de site ou de page web propre.

Les noms de domaine n’ont jamais été utilisés que pour générer un trafic de connexions rémunérées à des sites de liens sponsorisés.

Qui plus est, ces liens sponsorisés pointent vers des sites de vente en ligne de sonneries et logo de téléphones portables, d’envoi de sms, de jeux, etc., soit des thèmes attirant tout particulièrement l’intérêt du jeune public et des adolescents, tout comme l’émission KD2A du Requérant.

La Commission Administrative est donc tentée de considérer que le Défendeur s’est livré à une exploitation commerciale illégitime des noms de domaine pour capter et détourner le public de l’émission KD2A, dans le but manifeste d’en tirer un gain financier.

Un tel comportement est en soi constitutif de mauvaise foi.

(Litige OMPINo. D2003-0765, Six Continents Hotels, Inc. v. Anti-Globalization Domains; Yahoo ! Inc. v. Data Art Corp., Litige OMPINo. D2000-0587)

La Commission Administrative estime également que, même après avoir interrompu la redirection des noms de domaine vers les sites de liens sponsorisés précités, le Défendeur, en s’abstenant de faire droit aux injonctions du Requérant, s’est rendu coupable de rétention injustifiée, c’est-à-dire d’usage passif de mauvaise foi des noms de domaine.

Le message électronique du Défendeur adressé au Centre en date du 29 juillet est à ce titre éloquent, puisque le Défendeur y admet explicitement avoir connaissance des droits de marque du Requérant, et souligne que ceux-ci sont circonscrits au seul territoire de la France, ce qui, selon lui, l’autoriserait à détenir des noms de domaine formés de la marque antérieure dans les zones “.com” et “.net”.

Le Défendeur est particulièrement mal fondé à se retrancher derrière un prétendu principe de territorialité (au demeurant inexistant en matière de noms de domaine) alors même qu’il a organisé la redirection des noms de domaine litigieux vers des pages en français, manifestement destinées à un public français.

Les correspondances échangées entre les parties et les extraits du forum de discussion produits par le Requérant montrent encore que le Défendeur a cherché par tous les moyens à priver le Requérant des noms de domaine litigieux en imaginant de déposer à son tour une marque dans l’espoir de légitimer leur détention, ou de les céder à un tiers étranger, alors que, de son propre aveu, il avait connaissance des droits de marque du Requérant.

Le Défendeur a ainsi bien utilisé les noms de domaine contestés en toute mauvaise foi.

 

7. Décision

Au vu de l’analyse des faits et de l’examen des pièces et arguments des parties, la Commission Administrative estime que les conditions posées aux paragraphes 4(a)(i), (ii) et (iii) des Principes Directeurs sont satisfaites, à savoir que les noms de domaine contestés sont susceptibles de prêter à confusion avec la marque du Requérant, que le Défendeur ne justifie d’aucun droit ou intérêt légitime dans les noms de domaine contestés et que ceux-ci ont été enregistrés et sont utilisés de mauvaise foi.

En conséquence, en application du Paragraphe 15 des Règles d’Application, la Commission Administrative ordonne le transfert des noms de domaine <kd2a.com> et <kd2a.net> au profit du Requérant.


William Lobelson
Expert Unique

Le 22 août 2005