WIPO

 

Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI

 

DÉCISION DE LA COMMISSION ADMINISTRATIVE

Société Air France contre Arnaud Gautier

Litige n° D2003-0830

 

1. Les parties

Le requérant est la Société Air France, Roissy, France, représenté par MEYER & Partenaires, France.

Le défendeur est Arnaud Gautier, Paris, France, représenté par Albert GAUTIER, juriste consultant, France.

 

2. Noms de domaine et unité d’enregistrement

Le litige concerne les noms de domaine <airfrance-klm.biz>, <airfrance-klm.net>, <airfrance-klm.org>.

L’unité d‘enregistrement auprès de laquelle les noms de domaine sont enregistrés est Namebay.

 

3. Rappel de la procédure

Une plainte a été déposée par Société Air France auprès du Centre d’arbitrage et de médiation de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (ci-après désigné le "Centre") en date du 17 octobre 2003.

En date du 20 octobre 2003, le Centre a adressé une requête à l’unité d’enregistrement du nom de domaine litigieux, Namebay, aux fins de vérification des éléments du litige, tels que communiqués par le Requérant. L’unité d’enregistrement a confirmé l’ensemble des données du litige en date du 21 octobre 2003.

Le Centre a vérifié que la plainte répond bien aux Principes directeurs régissant le Règlement uniforme des litiges relatifs aux noms de domaine (ci-après dénommés "Principes directeurs"), aux Règles d’application des Principes directeurs (ci-après dénommées les "Règles d’application"), et aux Règles supplémentaires de l’OMPI (ci-après dénommées les "Règles supplémentaires") pour l’application des Principes directeurs précités.

Conformément aux paragraphes 2(a) et 4(a) des Règles d’application, le 29 octobre 2003, une notification de la plainte valant ouverture de la présente procédure administrative, a été adressée au défendeur. Conformément au paragraphe 5(a) des Règles d’application, le dernier délai pour faire parvenir une réponse était le 18 novembre 2003. Le défendeur n’a fait parvenir aucune réponse qui soit conforme aux dispositions du paragraphe 5(b) desdites Règles d’application. Dans ces conditions, en date du 24 novembre 2003, le Centre notifiait le défaut de réponse au défendeur.

En date du 4 décembre 2003, le Centre nommait dans le présent litige comme expert unique Jean-Claude Combaldieu. La Commission administrative constate qu’elle a été constituée conformément aux Principes directeurs et aux Règles d’application. La Commission administrative a adressé au Centre une déclaration d’acceptation et une déclaration d’impartialité et d’indépendance, conformément au paragraphe 7 des Règles d’application.

Le 4 décembre 2003, le Centre a notifié la nomination de l’expert aux deux parties et envoyé le dossier à la Commission administrative.

Toute la procédure est donc régulière, en application des Principes directeurs, des Règles d’application et des Règles supplémentaires.

Enfin, en application du paragraphe 11(a) des Règles d’application, constatant que l’enregistrement des noms de domaine litigieux auprès de l’unité d’enregistrement Namebay est en français, la langue de procédure est le français. De surcroît les deux parties sont de nationalité française et les documents soumis au Centre et à la Commission administrative sont en français.

 

4. Les faits

La requérante, la Société Air France, est l’une des plus importantes compagnies aériennes au monde pour le transport international de passagers et pour le transport international du fret.

La requérante est titulaire de très nombreuses marques et notamment :

- La marque française verbale déposée le 31 octobre 1991 et enregistrée sous le numéro 1703113 dans toutes les classes de produits et services (1 à 42) de l’arrangement de Nice. Elle a été renouvelée le 27 septembre 2001.

- La marque française verbale AIR FRANCE déposée le 8 septembre 1999, et enregistrée sous le numéro national 99811259 dans de très nombreuses classes de produits et services et notamment en classe 38 pour les services de communication.

- La marque communautaire verbale AIR FRANCE déposée le 9 janvier 2002, sous le numéro 2528461 dans 29 classes de produits et services.

Air France détient aussi des noms de domaines tels que <airfrance.com> et <airfrance.fr> depuis 1997.

De son côté, le défendeur a enregistré le 30 septembre 2003 les noms de domaines <airfrance-klm.net>, <airfrance-klm.org> et <airfrance-klm.biz> auprès de l’unité d’enregistrement monégasque (Namebay).

 

5. Argumentation des parties

A. Requérant

La requérante expose en premier lieu que la société Air France est l’une des plus importantes compagnies aériennes au monde tant pour le transport des passagers que pour le transport du fret. Elle occupe également le deuxième rang mondial dans le domaine de la maintenance aéronautique. Air France a aussi le réseau moyen courrier le plus important d’Europe : 1800 vols quotidiens au départ de France à destination de 200 villes et 83 pays à travers le monde; 42,9 millions de passagers ont voyagé sur Air France durant l’année 2002-2003;

Air France expose que ses droits sur la dénomination AIR FRANCE sont incontestables pour de multiples raisons. "Air France" constitue à la fois sa dénomination sociale et son nom commercial.

Air France est titulaire de plus de 4500 marques en vigueur dans la quasi-totalité des pays du monde, et environ 900 comprennent ou consistent en la dénomination AIR FRANCE. Il en est notamment ainsi des trois marques citées plus haut.

Air France, on l’a vu, détient aussi des noms de domaines tels que <airfrance.com> ou <airfrance.fr>.

Plus encore, et de toute évidence, la marque Air France est notoirement connue et de renommée mondiale. Cette notoriété a été reconnue par plusieurs décisions judiciaires et extra judiciaires et en particulier dans des procédures UDRP sous l’égide du Centre d’arbitrage et de médiation de l’OMPI : Litige OMPI Nos. D2002-0158, D2002-0028, D2002-0485, D2003-0417.

Au-delà de l’enregistrement des marques contenant AIR FRANCE, cette marque est une marque notoire au sens de l’article 6 bis de la Convention d’Union de Paris.

Le requérant expose par ailleurs, fournissant à l’appui de ses dires de nombreux articles de presse, qu’au cours de l’année 2003 des négociations ont été entreprises avec compagnie aérienne néerlandaise KLM en vue d’un rapprochement. KLM est aussi une compagnie aérienne notoirement connue dans le monde entier, et reconnue comme telle dans des procédures UDRP (par exemple KLM v. EuropeanTravel Network, Litige OMPI No. D2000-0963). Elle a transporté 15,9 millions de passagers l’année 2001-2002 et emploie plus de 30 000 personnes. Elle dispose elle aussi de nombreux noms de domaines tels que <klm.com> ou <klm.fr>.

Ces négociations ont abouti à l’absorption de la société KLM par Air France. Cette absorption a fait l’objet d’une annonce officielle lors d’un Conseil d’administration qui s’est tenu dans la soirée du 29 septembre 2003. Les journaux du 30 septembre 2003, en ont largement fait état.

Or c’est à cette date précise du 30 septembre 2003, que le défendeur s’est avisé d’enregistrer auprès de l’unité d’enregistrement monégasque Namebay, les trois noms de domaines <airfrance-klm.org>, <airfrance-klm.biz> et <airfrance-klm.net>.

S’apercevant de ces enregistrements, Air France s’est adressé au défenseur dès le 9 octobre 2003, tant par courrier que par email. Aucune réponse n’a été faite.

D’ailleurs, Monsieur Arnaud Gautier ne figure pas sur l’annuaire téléphonique à l’adresse 82, rue d’Assas, 75006 Paris.

Sur la base de ces faits, le requérant expose que les noms de domaines litigieux sont identiques ou semblables, ou peuvent prêter à confusion, avec la marque Air France sur laquelle le requérant a des droits.

Après avoir rappelé que le système de nommage (DNS) ne doit pas entrer en considération, il indique que la simple jonction des deux marques notoires AIR FRANCE et KLM par un tiret n’est pas de nature à conférer un caractère distinctif propre et à éviter le risque de confusion avec la marque Air France. En tout état de cause, l’enregistrement d’un nom de domaine consistant en la combinaison de deux marques notoires a déjà été condamné dans des procédures UDRP :

- "Société Air France v. Van Wijk & Mesker Holding BV" Litige OMPI No. D2002-0028, concernant <airfrance-delta.com>, <airfrance-delta.net>.

- "Chevron Corporation v. Young Wook Kim" Litige OMPI No. D2001-1142, concernant <chevron-texaco.com>.

- "Audi AG v. Hans Wolff" Litige OMPI No. D2001-0148, concernant <audi-lamborghini.com>.

En conséquence, le requérant considère que les noms de domaine <airfrance-klm.net>, <airfrance-klm.org>, <airfrance-klm.biz> enregistrés par Arnaud Gautier sont similaires au point de prêter à confusion avec la marque notoire Air France.

De même le requérant estime que le défendeur n’a aucun droit ni intérêt légitime sur les noms de domaine litigieux.

La compagnie Air France ignorait jusqu’au présent litige l’existence de Monsieur Arnaud Gautier et n’a jamais eu le moindre lien d’aucune sorte avec celui-ci. Il en est de même avec la société KLM interrogée à ce sujet. Le défendeur n’a jamais reçu le droit d’utiliser les dénominations Air France ou KLM.

Depuis leur enregistrement, aucun de ces noms de domaine n’a été utilisé par le défendeur qui n’a d’ailleurs jamais manifesté la moindre intention de les utiliser.

Le requérant rappelle que la détention passive de noms de domaine usurpés est en soi considérée comme caractérisant la mauvaise foi dans l’usage de ces noms. Plusieurs procédures UDRP ont statué en ce sens.

Enfin, le requérant souligne l’enregistrement et l’utilisation de mauvaise foi. Le défendeur, citoyen français, connaissait parfaitement la marque notoire de sa compagnie nationale. Il y a donc une présomption de mauvaise foi prima facie. De plus, les enregistrements de ces noms de domaine le lendemain de l’annonce officielle de l’alliance entre Air France et KLM sont, en soi, une preuve de mauvaise foi. De surcroît, le Conseil en Propriété Industrielle du requérant a adressé au défendeur une lettre de mise en garde en date du 9 octobre 2003, lui demandant de restituer à Air France les noms de domaine litigieux.

C’est dans ces conditions que le requérant demande à la commission administrative une décision ordonnant que les noms de domaine <airfrance-klm.net>, <airfrance-klm.org> et <airfrance-klm.biz> soient transférés à son profit.

B. Défendeur

Le défendeur et son représentant Monsieur Albert Gautier ont échangé un certain nombre de courriers avec le représentant du requérant et avec le Centre.

Dans le courrier du 13 octobre 2003, le défendeur donne au représentant d’Air France son accord pour transférer les noms de domaine à Air France, en y joignant un formulaire d’accord signé par Monsieur Arnaud Gautier. En sus des trois noms de domaine litigieux figurent sur ce formulaire quatre autres noms de domaine débutant par "klm" pour lesquels le requérant n’a formulé aucune demande.

Le 21 octobre 2003, le représentant du défendeur écrivait au représentant du requérant l’informant en fin de lettre qu’il suggère à son client de ne pas répondre. Effectivement, ni le défendeur ni son représentant n’ont à aucun moment répondu sur le fond du dossier au sens du paragraphe 5(b) des Règles d’application. Il précise dans une lettre du 4 novembre 2003, qu’il considère que la procédure engagée par Air France devant le Centre d’Arbitrage est sans objet en application du principe "pas d’intérêt, pas d’action", puisque le défendeur a déjà accepté de restituer les noms de domaines litigieux.

Il confirmait cette position dans une lettre au Centre du 5 novembre 2003, exprimant toutefois (sans préjuger de ses autres arguments) qu’il ne voyait aucun inconvénient à ce que l’instruction soit confiée à un expert unique.

Le Centre ayant par courrier électronique du 11 novembre 2003, informé les deux parties qu’elles avaient, dans certaines conditions, le droit de clôturer le litige en cas d’accord, le représentant d’Air France a répondu par courrier électronique du 12 novembre 2003, que son client ne souhaitait pas suspendre la procédure.

 

6. Discussion et conclusions

Le paragraphe 15(a) de Règles indique à la Commission administrative les principes de base à utiliser pour se déterminer à l’occasion d’une plainte : la Commission doit décider sur la base des exposés et documents soumis selon les Principes directeurs et Règles d’application ainsi que toutes les règles ou principes légaux qui lui semblent applicables.

Appliqué à ce cas, le paragraphe 4(a) des Principes directeurs indique que le requérant doit prouver chacun des points suivants :

(i) Le nom de domaine enregistré par le défendeur est identique ou semblable au point de prêter à confusion avec la marque invoquée par le requérant;

(ii) Le défendeur n’a ni droit ni intérêt légitime sur le nom de domaine enregistré;

(iii) Le nom de domaine a été enregistré et utilisé de mauvaise foi.

A. Identité ou similitude prêtant à confusion

Le requérant a établi clairement que la compagnie Air France détenait des marques contenant la dénomination AIR FRANCE. Il en cite trois, deux françaises et une communautaire avec les pièces justificatives.

Nous observons aussi que la dénomination Air France, qui est à la fois la dénomination sociale et le nom commercial de la compagnie Air France, l’une des principales au monde, est notoirement connue et peut prétendre sans aucun doute à la protection prévue à l’article 6 bis de la Convention de Paris.

Nous remarquons aussi que les noms de domaines <airfrance.com> ou <airfrance.fr> sont bien connus des internautes qui vont s’informer sur les vols ou faire des réservations sur internet.

Rappelons aussi qu’il est constant dans la procédure UDRP qu’il convient de ne pas tenir compte des "gTLD" tels que ".biz", ".net", ".org", pour apprécier la similitude des noms de domaine avec des marques antérieures.

Comme nous venons de le voir, la Commission administrative est d’avis, comme le requérant, que la marque AIR FRANCE est une marque notoire. Il en est de même pour la marque KLM.

Par ailleurs, pendant plusieurs mois précédant l’enregistrement des noms de domaine litigieux, la presse a annoncé le rapprochement entre Air France et KLM créant ainsi dans les esprits un amalgame entre ces deux dénominations.

Dans ces conditions nous estimons que l’adjonction de la dénomination KLM à la dénomination AIR FRANCE dans les noms de domaine litigieux ne retire en rien la confusion avec la marque AIR FRANCE.

Le critère d’identité, ou tout au moins celui de similitude prêtant à confusion nous semble établi.

Observons que de nombreuses procédures UDRP ont déjà statué dans le même sens pour des situations analogues. Nous citerons par exemple :

- Saab Automobile v. Joakim nordberg, Litige OMPI No. D2000-1761;

- Audi v. Hans Wolf, Litige OMPI No. D2001-0148;

- Chevron Corporation v. Young Wook Kim, Litige OMPI No. D2001-1142;

- Air France v. Van Wijk et Mesker Holding B.V., Litige OMPI No. D2002-0028.

B. Droits ou légitimes intérêts

Le défendeur n’a jamais eu aucun lien avec la compagnie Air France. Il n’ a jamais reçu le moindre droit d’utilisation de la marque AIR FRANCE. Il n’a fait aucun usage des dénominations litigieuses. Il s’est borné à les enregistrer le lendemain de l’annonce de la fusion entre les compagnies Air France et KLM.

On peut même considérer que son courrier du 13 octobre 2003, proposant à Air France de lui transférer sans condition les trois noms de domaine litigieux est en soi une reconnaissance du fait qu’il n’avait aucun droit.

Il est d’ailleurs surprenant qu’Air France n’ait pas demandé le transfert des quatre autres noms de domaine commençant par KLM et que le défendeur était prêt à transférer.

Nous concluons donc que le défendeur n’a aucun droit sur les noms de domaine litigieux ni aucun intérêt légitime qui s’y attache.

C. Enregistrement et usage de mauvaise foi

Plusieurs circonstances démontrent que l’enregistrement et l’usage ont été faits de mauvaise foi.

Le fait de se précipiter pour déposer à Monaco les trois noms de domaine le lendemain de la fusion entre Air France et KLM est un premier élément.

On peut s’interroger sur les motivations d’un tel geste surprenant, même pour un juriste moyennement averti, tellement il est évident que ces noms de domaine seraient inutilisables tant ils se heurtent aux marques notoires, mais aussi aux intérêts, de la première compagnie d’aviation française. C’est un deuxième élément.

Le défendeur n’a jamais utilisé ces noms de domaine. Tout au plus pouvait-il espérer gêner la Société Air France et essayer d’en tirer quelque avantage. C’est une simple supposition de notre part, mais force est de constater qu’il n’a guère eu le temps de faire quoique ce soit car la réaction du requérant a été très rapide. En effet le conseil d’Air France a adressé une lettre de mise en demeure au défendeur dès le 9 octobre 2003.

Notre sentiment est que le défendeur s’est rendu compte de la situation délicate dans laquelle il s’était mis et, pour s’en sortir, a immédiatement proposé sans condition la restitution à Air France de tous les noms de domaine qu’il avait enregistrés. C’est une sorte d’aveu implicite qui constitue un autre élément.

En conclusion, nous estimons que l’ensemble des circonstances retenues ci dessus font que le critère de nom de domaine enregistré et utilisé de mauvaise foi est bien rempli.

 

7. Décision

Vu les paragraphes 4(i) des Principes directeurs et 15 des Règles,

La Commission administrative décide :

(a) que les noms de domaine <airfrance-klm.biz>, <airfrance-klm.net>, <airfrance-klm.org> enregistrés par Monsieur Arnaud Gautier sont identiques, ou du moins similaires au point de prêter à confusion, avec les marques AIR France et autres droits du requérant; c’est à dire la Société Air France;

(b) que Monsieur Arnaud Gautier n’a aucun droit ni intérêts légitimes à disposer des trois noms de domaine précités;

(c) que ces trois noms de domaine ont été enregistrés et utilisés de mauvaise foi.

En conséquence, la Commission administrative ordonne que les trois noms de domaine : <airfrance-klm.biz>, <airfrance-klm.net>, <airfrance-klm.org> soient transférés au requérant.

 


 

Jean-Claude Combaldieu
Expert Unique

Le 14 décembre 2003